mercredi 12 décembre 2012

A la loupe : Tintin en Amérique d'Hergé, extrait de l'article "Souterrains" du Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée

A la loupe :

Tintin en Amérique d'Hergé,

extrait de l'article "Souterrains"

du Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée

 
 
Ce mois-ci a été mis en ligne ma première contribution au Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée dirigé par Thierry Groensteen pour Neuvième Art 2.0.
 
Ce texte revient sur l'histoire de la représentation du souterrain dans les mythologies et la littérature et son influence dans la bande dessinée, ainsi que les significations qui lui sont intrasèques.
 
Vous pouvez donc retrouver l'intégralité de cet article à l'adresse suivante :
 


J'en offre ici un court extrait illustré.
 
 
 
Selon Jung et sa méthode psychanalytique, le sous-sol symbolise aussi une phase régressive ; souterrain, abîme, tunnels représentent alors le giron maternel, la Terre-Mère, le lieu des origines. Il est amusant, à cet égard, de se souvenir qu’Edgar P. Jacobs, qui a fait des souterrains le théâtre privilégié de ses récits, a été victime dans son enfance d’une chute au fond d’un puits, événement traumatisant qui pourrait apparaître comme la scène originelle, la scène primitive de son imaginaire. De manière beaucoup plus générale, on peut voir aussi dans le monde souterrain le lieu des origines du dessin lui-même, qu’il s’agisse de l’art rupestre des grottes préhistoriques, des hiéroglyphes présents dans les galeries et tombeaux de l’Egypte Antique, ou encore des dessins « grotesques » dont le nom vient précisément de l’italien la grotta, qui devint ensuite la grottesca, en hommage au lieu de leur découverte. Ainsi, après bien des transformations et développements, la bande dessinée trouve sa source dans la grotte primitive dont les parois servaient de support à la projection graphique d’un imaginaire immémorial. En 2011, l’album Rupestres exprimait l’émoi de six dessinateurs (Prudhomme, Guibert, Rabaté, Troub’s, Mathieu et Davodeau) devant les représentations de leurs « collègues » de la Préhistoire.


 


Un épisode de Tintin en Amérique nous offre l’allégorie de cette filiation. Le héros s’est aventuré dans un étroit tunnel et découvre une grande salle souterraine « décorée de dessins indiens ». Dans les deux cases qui prennent la salle comme décor, l’ombre projetée de Tintin se mélange aux petits dessins rupestres, comme pour montrer leur nature similaire. Alors, au milieu des ténèbres du souterrain, le héros de bande dessinée découvre dans son ombre l’altérité de sa condition, projection en noir sur blanc. Il fait ainsi remarquer que « c’est probablement dans cette grotte que se réfugiaient les Orteils-Ficelés, lorsqu’ils étaient traqués par leurs ennemis ». Dans ce contexte, les indiens, « c’est les autres », c’est l’altérité,c’est le contraire de Tintin le visage pâle (pourtant Tintin lui-même reviendra s’y cacher, poursuivi par les Peaux-Rouges, forcé à s’inscrire dans leur filiation, à les imiter, à être comme eux). L’ombre de Tintin dans la grotte lui rappelle qu’elle est à la fois la projection de sa propre image, mais aussi celle de quelque chose d’autre, de plus primitif mais qui fait partie de lui-même : le dessin de ses origines.
 
 

Cases extraites de l'album Tintin en Amérique Copyright © Hergé / Moulinsart 2012


dimanche 2 décembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert et Mulot - 5ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 5ème partie -  

 
 
(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)



Les trois grâces

Néanmoins tout n’est peut-être pas si désespéré. Lors de la transaction concernant Le Déjeuner, Carole annonce à l’acheteur que la peinture est piégée : « j’ai plastifié le châssis ». Habile stratagème pour assurer sa sécurité, et clin d’œil malicieux encore à l’incarnation matérielle du tableau de Manet, dont le châssis se rappelle brutalement au spectateur. Mais surtout, cette annonce est aussi à prendre à un sens plus figuré. Le tableau de Manet est piégé, il y a un piège à l’intérieur. Rappelons-nous ce à quoi nous engageait la couverture : y regarder à deux fois. N’est-il pas temps alors de regarder à deux fois Le Déjeuner sur l’Herbe, source du récit, du conflit et du déséquilibre ? N’a-t-il pas été mal compris ? N’est-on pas tombé dans son piège ?
 

 
On a dit qu’historiquement, l’œuvre de Manet privilégiait l’idée du tableau à l’idée de beauté. Il ne s’intéressait pas tant à l’Idéal qu’à la puissance de la peinture elle-même comme moyen d’expression d’elle-même. Pourtant, la scénographie du tableau, en particulier le groupe des trois figures au premier plan et le cours d’eau à l’arrière-plan, est en réalité empruntée à un détail d’une gravure de Raphaël intitulée Le Jugement de Pâris. Cette scène ne représente pas le jugement en lui-même, mais un élément du décor, totalement isolé, et même indifférent à l’action principale : les trois personnages qui la composent, nymphe et Dieux-fleuve, lui tournent ostensiblement le dos. C’est néanmoins suffisant pour rappeler l’épisode mythologique, considéré comme le premier jugement de goût de l’Histoire – et donc la naissance du concept de « beau ». Pâris y incarne un brave berger à qui il est demandé d’élire la plus belle des déesses de l’Olympe qui se présentent à lui : Junon, Minerve ou Aphrodite. Il choisit finalement Aphrodite, et lui donne en gage de victoire une pomme d’or.
 

On pourrait croire que cette histoire expose l’Idéal de beauté selon les mortels : une déesse, supérieurement belle, à la beauté éthérée, transcendantale, inaccessible… Mais en fait, pas vraiment. Si Aphrodite a gagné, c’est qu’elle a été la plus rapide à se déshabiller, et à montrer sa nudité séduisante au jeune Pâris. Comme si cela ne suffisait pas, Aphrodite promet encore au berger, si elle est choisie, de lui donner Hélène, la plus belle des mortelles, au moins aussi belle qu’Aphrodite elle-même – et surtout plus accessible. Dès lors, si Pâris élit la déesse, ce n’est pas tant pour elle que pour la récompense qu’il en attend, Hélène, et la promesse des jouissances physiques qui vont avec. Le jugement de Pâris repose donc sur les mêmes tensions qui sont à l’œuvre dans la bande dessinée : l’Idéal et le matériel, le divin et l’humain comme revers l’un de l’autre. L’Idéal de beauté que représente Aphrodite dissimule en fait la jouissance matérielle qu’en tire Pâris. Ou comme l’écrit clairement Hubert Damisch : « Ce n’est pas tant la beauté qui importait à Pâris, en l’espèce, que la prime de plaisir dont elle s’accompagnait, la promesse d’un plus-à-jouir ».
 
 

Or, La Grande Odalisque, au bout de la chaîne de références qui la compose, semble vouloir offrir encore des échos à ce récit mythologique auquel elle est liée à plus d’un titre. Ainsi Alex jouit-elle de la vie sans atteindre l’Idéal, et Carole incarne-t-elle la froide déesse à laquelle les plaisirs mortels sont refusés. L’idée de choix, elle apparaît nettement à travers le personnage de Clarence, alter-ego de Parîs, qui a fait l’amour dans les toilettes (lieu de la trivialité par excellence, symbole de notre condition terrestre) à Alex-Hélène – mais celle-ci le soupçonne de désirer Carole-Aphrodite : « mais bon c’est normal, je le comprends très bien. Si j’étais un mec hétéro, moi aussi je voudrais sortir avec toi. C’est normal, t’es géniale. Et en plus, t’as des gros seins ». Alex, c’est donc Hélène avec laquelle on baise, et Carole, Aphrodite qu’on met sur un piédestal, intouchable, et avec « des gros seins ». Une discrète allusion est aussi faite au jugement de Pâris à travers la pomme que mange Sam, écho à la pomme d’or qui distingue l’Idéal de beauté. Que Sam ait vraisemblablement une aventure avec Alex la nuit où elle a fait sa déclaration à Carole n’est pas alors pas sans intérêt : elle aussi a reçu Alex comme plus-à-jouir, alors qu’elle est plus proche de Carole de par son caractère. A la fin, on retrouve les conséquences de ce choix, puisque Sam va sauver Alex et l’emporter comme un trophée, sa récompense, tandis que Carole se sacrifie.
 
Par ce sacrifice, Carole trouve la mort, mais dans la mort elle atteint par la même occasion l’Idéal d’immatérialité recherché par la bande dessinée elle-même, et ce depuis le début. On a évoqué plus tôt l’épisode du tableau de La Hyre, où la malheureuse héroïne éprouve l’échec de la peinture à créer l’illusion, à atteindre l’Idéal. Mais juste après avoir été fatalement touchée,  elle parvient tout de même à ouvrir une fenêtre, à passer à travers et à s’envoler sur un ULM. En fait, ce n’est pas tant un échec qui apparaît ici : Carole a au contraire libéré l’Idéal du tableau où il était si bien dissimulé derrière le naturel, pour le faire passer à travers un autre cadre, celui de la liberté, du ciel, de l’éther, de sa dimension originelle – le néant. En affranchissant de cette manière l’Idéal de la forme du tableau, elle retient finalement la leçon de Manet, pour la retourner contre lui, et elle atteint l’abstraction, elle devient elle-même une divinité, nouvelle Aphrodite. Ses dernières apparitions se limitent à sa bouche, métonymie sensuelle qui délivre d’ultimes conseils et adieux à Alex ; cette bouche connote donc sa voix, sa parole, insaisissable, fuyante, d’autant que le lecteur n’est pas à même de l’entendre, non retranscrite qu’elle est dans la bande dessinée – c’est le langage des Dieux, rien qu’un souffle, comme celui que les anciens Grecs croyaient devoir attribuer aux messages divins lorsque le vent faisait frémir le feuillage des arbres. Ensuite, elle disparaît, elle renoue avec l’absence du début, elle se fond dans l’invisible et atteint alors véritablement l’Idéal. Le but de l’entreprise commune avec Carole qu’a énoncé plus tôt Alex est alors touché : « que des gens fassent des chansons à notre gloire ». Les personnes qui font l’objet de telles chansons élégiaques sont souvent mortes ; de vie à trépas, Carole est aussi passée au rang d’idole.
 

 
La Grande Odalisque joue encore avec d’autres résonnances renvoyant au jugement de Pâris. C’est finalement l’une des grandes qualités de la bande dessinée, qui, en étant lacunaire, énigmatique, irradiante dans les pistes qu’elle trace, ne limite pas le déchiffrement à une seule interprétation possible. Mitigeur d’images et de mythes, il les refonde pour en créer de nouveaux. Ainsi, les trois héroïnes de la bande dessinée peuvent chacune être identifiées aux trois déesses du récit mythologique. Aphrodite représente la Beauté, l’Amour, la Sensualité, la Jouissance – c’est Alex, qui ne parle que des « histoires de cul ». Minerve incarne la Guerre, la Vaillance, et plus tard la Sagesse – c’est évidemment Carole, la seule à manipuler des armes (le fusil à lunettes, le lance-roquette, le revolver), à se battre véritablement avec courage. Enfin, Junon s’apparente au Mariage, à la Fécondité et plus généralement au Foyer, à la Famille – il ne reste plus que Sam, et ce n’est pas un choix par défaut, puisqu’elle est la seule à avoir formé un véritable couple que seule la mort a pu mettre en échec (et d’ailleurs elle est considérée comme « veuve » par ses deux camarades).  
 
 
Cette trinité de l’Idéal va hanter l’histoire des arts occidentaux, et notamment à travers une autre figure dont elle n’est en somme qu’une variation : celle des Trois Grâces. Chacune de ces divinités antiques représente l’Allégresse, l’Abondance et la Splendeur – elles renvoient au culte païen visant à célébrer le don de la vie et tout ce qui apporte du bonheur : l’amour, la beauté, la jeunesse, l’art, la douceur… Soient les sujets principaux de La Grande Odalisque. Ensemble, elles incarnent donc la joie de vivre, l’intensité et l’exaltation de l’existence. C’est précisément l’impression qui se dégage de la bande dessinée, où la vie se déroule comme dans un rêve, tout en légèreté, avec grâce. Les trois jeunes femmes, malgré leurs différends, malgré la gravité dont elles font ponctuellement preuve, malgré le dénouement tragique, relayent l’image épicurienne des Trois Grâces, où un cartel mexicain s’élimine en s’amusant, où l’on peut mettre des patins à roulettes vintage mexicains pour aller sur une piste de danse, et où le récit peut s’interrompre pour laisser une large place à l’expression d’un rêve fou d’amour au milieu d’une piste de cirque. La vie avec ces Trois Grâces modernes s’apparente à un spectacle permanent, une virée rock’n’roll et pop, avec toutes les connotations libertaires, colorées et festives que les deux termes peuvent posséder. C’est tout le sens des dernières pages de l’album, qui représentent le trio dans des tableaux aux senteurs de culte néo-moderne, divinités de la beauté et des armes, de la séduction et de la force, figures féministes et sacrées à la fois, déclinant une image de la Femme tarantinesque désormais déifiée , complétement indépendante de l’homme, puisqu’elle en possède par ailleurs toutes les qualités et qu’elle le ridiculise (le cartel mexicain pitoyablement mis en déroute, les policiers sauvages et incultes, etc.).

Ses trois figures mixent si bien les références, elles personnifient un tel brassage pop qu’elles font se rencontrer les tenants de la culture occidentale qu’on vient d’évoquer, bases de sa célébration de la Beauté de l’art et de la vie, l’histoire de l’art du Classicisme à la Modernité, et même les icones populaires contemporaines, normalement plus marginales, mais présentement mis au même niveau : il s’agit bien sûr du manga Cat’s Eyes, dont les trois héroïnes sont elles aussi des cambrioleuses de haut-vol, amatrices d’objets d’art, et auxquelles il est fait très précisément référence dans l’album au détour d’une case où apparaît l’étoile de ninja en forme de carte de visite, attribut direct de la célèbre série, aux couleurs des héroïnes japonaises.

 
 
Le supplément

Si Alex, Sam et Carole sont donc les divinités pop de notre époque, c’est bien qu’elles ont quelque chose en plus. L’idée du supplément, présente dans le jugement de Pâris à travers la promesse du plus-à-jouir, parcourt en réalité tout le récit, et en particulier les tableaux dont il est question. On l’a déjà dit, si La Grande Odalisque représente cet Idéal de beauté pour Ingres, c’est qu’il lui a rajouté trois vertèbres en plus, pour la rendre parfaite. En ce qui concerne la peinture de La Hyre, l’Idéal dissimulé dans le tableau en l’espèce des idoles constitue à lui seul un supplément, un butin que Jacob emporte malgré lui et qui embellit le mystère du tableau. Et puis, Laban cherchant ses idoles dans les bagages de Jacob appartient au genre de la peinture de paysage – et techniquement, le paysage dans une peinture, depuis le quattrocento, joue le rôle d’un embellissement du sujet, un ornement supplémentaire, un cadre plaisant à la scène représentée. C’est ce que Jacques Derrida nommera le parergon, le supplément, ni intérieur ni extérieur à l’œuvre, qui l’enferme dans une structure (la perspective) et qui contribue ainsi à l’effet de beauté. Le paysage est ainsi extérieur au sujet, mais intérieur à la peinture, contribuant à lui faire toucher l’Idéal. Or, il faut se souvenir que Le Déjeuner sur l’Herbe prend comme modèle précisément le parergon d’une gravure de Raphaël, Le Jugement de Pâris, Manet travaillant ainsi dans la marge du Classicisme. Hubert Damisch précise clairement cette pensée : « L’art moderne […] a directement partie liée avec ce qui aurait fait le ‘’supplément’’ de l’art classique […] : la couleur, la matière, la texture, et tout ce qui relève de la non-forme, sinon de l’informe, ou des modes inédits de la mise en forme […]. Si Le Déjeuner sur l’Herbe a bien correspondu, dans l’histoire de la peinture moderne, à une manière, singulièrement perverse, d’origine, ou de point de départ, c’est dans la mesure où la peinture y aura délibérément travaillé dans la marge, le supplément au chef-d’œuvre, […] celui de Raphaël, qui avait précisément rapport […] à la question du Jugement de goût […], celui de la beauté, et d’une beauté, en l’espèce, que force serait de dire ‘’moderne’’ ».

Voilà en quoi consistait le piège du Déjeuner : rechercher malgré tout la Beauté, mais dans les marges, en dehors des sentiers battus de l’art conventionnel. L’erreur des héroïnes consistera à ne pas l’avoir compris tout de suite – mais c’est pourtant bien ce que réalise Carole à la fin, en s’échappant de derrière le tableau de La Hyre pour atteindre ce statut de « non-forme ». Car le parergon de Derrida en vient fatalement à pervertir les rapports de la partie au tout ; en rajoutant, il déplace les formes et les centres d’intérêt, il déstructure le tableau, comme chez Manet où il provoque même  sa désillusion. Ce motif de la décomposition, de la déstructuration, de la déconstruction, c’est finalement celui à l’œuvre dans la bande dessinée elle-même, comme on l’a analysé dans la première partie de ce texte. La bande dessinée prolonge la pensée double contenue dans le parergon, celle du supplément de Beauté, et celle conjointe de la décomposition. L'œuvre s'entrelace de cette manière avec son cadre, le sujet devient objet, ils jouent l'un sur l'autre. Mais dans l'art du 20ème siècle, la dislocation du parergon n'a pas détruit la représentation, mais s'y est ajoutée. L'œuvre peut donc contenir son propre effondrement. La chute de Carole à la fin du récit apparaît alors symboliquement comme une étape nécessaire à son élévation vers l’Idéal, vers un « mode inédit de mise en forme », vers la non-forme.

Le supplément, de manière générale, c’est l’art de vivre que pratiquent les héroïnes. Dans le flashback final, la bande dessinée revient sur ses origines, un peu comme Le Déjeuner avec Le Jugement, et il s’y dévoile la logique et la morale du récit : au cours de leur première rencontre, lorsqu’Alex dit à Carole qu’elle fait des « bêtises » dans la vie, sa future amie lui répond : « ‘’Des bêtises ?’’ Mais c’est génial ça comme métier. C’est exactement le plan de reconversion professionnelle qu’il me faudrait… Tu embauches ? » Faire du n’importe quoi une profession, et même une profession de foi ; vivre dans les marges ; faire du parergon le centre de sa vie : c’est le beau programme que propose au final La Grande Odalisque, jusque dans son effondrement.





Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

dimanche 25 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert & Mulot - 4ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 4ème partie -



(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
Spleen et Idéal
Cet échec à s’approcher de l’Idéal, il était déjà présent en substance dans le revers que subit Alex, un peu avant l’épisode du Laban, lorsqu’elle tente de voler La Grande Odalisque. Contrairement à Carole avec Le Déjeuner sur l’Herbe, on ne voit pas Alex découper la toile pour l’extraire du cadre – il y a là un hiatus, et tout juste aperçoit-on une case plus loin un morceau de l’encadrement, vide. En fait, l’Idéal de beauté que représente la peinture d’Ingres résiste à la réification que lui impose Alex. Il ne semble pas possible de transformer La Grand Odalisque en objet ; la peinture ne se laisse pas contaminer par la matérialité, elle ne se laisse pas faire : ce sont d’ailleurs les visiteurs eux-mêmes qui arrêtent la voleuse et qui la rouent de coups, comme s’ils répondaient à un sacrilège. Le chef d’œuvre d’Ingres est intouchable.
C’est là une faute de la part des trois cambrioleuses : avoir cru conquérir l’Idéal en le volant comme un simple objet. Comme Laban, elles se trompent, ou elles sont trompées. L’utopie qu’elles esquissaient plus tôt en s’imaginant à la tête d’un cartel de « narcophilanthropes » répondait davantage à leur ambition. Mais le vol au Louvre s’avère être une erreur, puisqu’elles prennent alors, littéralement, leurs rêves pour des réalités.
 
 
Le fait qu’Alex soit l’auteur de ce vol raté se révèle très pertinent. On a déjà fait remarquer que des trois amies, c’est celle qui est la plus terre-à-terre : elle est impulsive, compromet la mission d’Orsay, ne pense qu’à des choses triviales, s’emballe de la découverte de patins à roulettes vintage mexicains, fait l’amour dans les toilettes de la boîte de nuit avec Clarence et se réveille nue aux côtés de Sam (suggérant une éventuelle relation sexuelle). De manière générale, elle parle sans arrêt de sexe (à propos de son petit ami à qui elle a proposé une dernière nuit d’amour, mais aussi des « histoires de cul des gens » qui l’intéressent « à mort » et qui sont même ce « qui [l]’intéresse le plus dans [sa] vie »). Elle n’a pas les talents athlétiques de ses deux comparses et n’est pas capable des mêmes prouesses aériennes – elle n’a même aucun talent, comme le suggère la discussion où elle affirme avoir une spécialité, le lancer de couteaux, et échoue lamentablement lors de ses multiples essais pour le démontrer. Son échec à voler l’Idéal apparaît alors presque comme une fatalité. Alex est prisonnière de sa matérialité.
Pourtant, c’est aussi la seule à tendre vraiment vers l’Idéal, à tenter de l’atteindre. C’est elle qui, la première, imite un revolver avec ses doigts pour tirer sur un trafiquant, miraculeusement atteint en pleine tête. Cela aussi on l’a dit précédemment, sans pour autant relever l’ambivalence : elle est à la recherche du grand amour, elle est rêveuse, se raconte des histoires, et prospecte avant tout le sens. Ses relations sexuelles semblent représenter pour elle le moyen littéral de « s’envoyer en l’air », à défaut de pouvoir faire comme ses camarades qui font sans arrêt de la voltige avec une facilité déconcertante. Mais c’est justement sans doute cette condition matérielle handicapante qui la pousse à envier l’imaginaire, l’inatteignable, l’abstraction, l’Idéal.
 
A l’inverse, Sam et surtout Carole représentent une possible incarnation de cet Idéal, de par leur capacité à s’élever, à voler, à tourbillonner, à s’évaporer, même. Pourtant, la même ambivalence peut être remarquée. En effet, elles n’en profitent pas tant que cela, elles ne s’échappent pas du réel, elles y restent au contraire bien ancrées. La preuve, c’est que Carole, au début et à la fin, perd son sang – elle fait l’épreuve de sa propre matérialité, de sa propre substance corporelle – alors qu’Alex, pourtant rouée de coups, ne saigne pas. Et puis, c’est Carole qui est derrière la magie d’Alex qui consiste à faire feu avec ses doigts, c’est elle qui révèle les ficelles du trucage. C’est elle enfin qui éprouve les limites de l’illusion de la peinture au début (en volant le Manet) et à la fin (en se cachant avec insuccès derrière le La Hyre).
 
En conséquence, si l’Idéal et la réalité semblent irréconciliables à travers la peinture (celle de Manet qui nie sa dimension illusionniste et celle d’Ingres qui nie sa dimension matérielle), à travers les deux amies dont l’éloignement se fera plus grand à chaque épisode (de la dispute à la nuit passée avec Sam jusqu’à la séparation finale), cette polarité s’actualise dans chacun des personnages eux-mêmes, qui sont tout à la fois, comme Baudelaire dirait, « Spleen et Idéal ».
 
 
Alors que le programme de la bande dessinée s’est défini autour de la conquête de l’Idéal, c’est au contraire une chute dans la matérialité qui se réalise. Et cette perspective de la chute, c’est d’ailleurs précisément celle de la couverture, cette fameuse scène du rêve dans laquelle Alex, vulnérable (inutile d’avoir suivi des cours de psychanalyse pour savoir que la nudité onirique renvoie souvent à la vulnérabilité), tombe dans le vide, dans le néant de l’existence. La chute, c’est aussi le mouvement qui apparaît dans la dynamique de l’album. En effet, au début Carole a descendu de la verrière d’Orsay comme une ombre, invisible, silencieuse, aérienne, légère… A la fin, elle tombe à travers une autre verrière, celle du Louvre, en fracassant les vitres, se réceptionne difficilement, lourdement, violemment, et découvre au final une vilaine blessure. Et une chute ultime, c’est enfin ce que suggère plus tard la vue de l’ULM dans la Seine… Comme le dirait Mallarmé : « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres », et vu toutes les peintures, sans trouver l’Idéal rédempteur.
 
à suivre...
 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

samedi 17 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert et Mulot - 3ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 3ème partie -

 
 
 
 
 (cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
 
L’Idéal
Néanmoins, le récit se veut accomplir la conquête de l’illusion, un retour aux valeurs de la mimésis transcendantale : cette volonté est cristallisée dans l’épisode mexicain, lorsque que Sam et Alex semblent tuer un à un les membres du cartel rien qu’en pointant le bout de leurs doigts vers eux, imitant en cela un revolver – l’illusion fonctionne jusqu’au bout, elle se réalise pleinement, puisque leurs ennemis s’écroulent le crâne explosé, les uns après les autres... La nouvelle mission en elle-même semble avoir pour but de rétablir l’équilibre brisé par le « coup » du Déjeuner sur l’Herbe : il faut maintenant dérober La Grande Odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres. Historiquement, on opère alors un retour en arrière, on passe de la deuxième moitié du XIXème siècle à la première moitié ; on rétrograde de l’avant-garde représentée par Manet au néo-classicisme rigoureux d’Ingres ; on se déplace d’Orsay, musée de la Modernité, vers le Louvre, chantre du Classicisme et de l’art institutionnel. Artistiquement, on oublie l’abstraction matérielle de Manet pour retrouver « le jeu d’illusion et d’élision » de la peinture figurative. Enfin, « élision », pas tant que ça, puisque ce serait plutôt le contraire ici : La Grande Odalisque est célèbre en particulier pour l’incongruité anatomique de son modèle « qui a trois vertèbres en plus que tout le monde », comme le rappelle Carole à Alex. Elle ajoute que la peinture est « connue justement pour ce truc de vraisemblance sacrifiée au profit de la beauté ». Tout est dit.
 
 
Opposer Manet à Ingres revient à mettre dos à dos la désillusion que provoque le premier et l’illusion à laquelle recourt le deuxième. Si Manet ne célèbre pas le Beau, mais la peinture elle-même en tant qu’objet, Ingres se met au service de la Beauté envers et contre tout, vraisemblance y compris. La Grande Odalisque n’a pas trois vertèbres en trop, elle devait avoir ces trois vertèbres en trop pour que l’harmonie de la peinture soit complète. Ingres utilise un « truc », un prestige, un tour de passe-passe, il rajoute un supplément qui n’était pas présent dans la réalité, et qui fait toute la beauté du sujet – idéal transfiguré sur la toile. Passer d’un tableau à l’autre, voler l’un et puis l’autre, c’est s’attacher à un retour vers l’Idéal, c’est privilégier ou du moins retrouver le pouvoir mystificateur de l’illusion au détriment de la réalité matérielle.
 
 
Techniquement, cela revient donc à rajouter quelque chose en plus, quelque chose qui a été perdu entre temps. Chez Ingres, il faut additionner trois nouvelles vertèbres au dos de son modèle – plus généralement, il faut passer des deux dimensions de la toile, de la feuille, de la surface, aux trois dimensions de la perspective illusionniste. Autrement dit, il faut restaurer ce que Le Déjeuner avait aboli : la profondeur. Dès lors, dans la bande dessinée, tout ne sera plus question que de profondeur et de surface, ainsi que de leurs axiomes respectifs. La profondeur, c’est l’illusion, les trois dimensions, la perspective, mais aussi le rêve, l’espoir, l’amour. La surface, c’est la désillusion, les deux dimensions, la matérialité terre-à-terre, le réel, le désespoir, la solitude. C’est pourquoi il est beaucoup question de cadres (ceux des tableaux, mais aussi des fenêtres, des portes, des verrières, etc.), à travers lesquels il faut constamment passer, libérer le passage, en faire un lieu de passage, en éprouver la profondeur. C’est le cas de la plaque de verre descellée au musée d’Orsay, de la porte d’entrée explosée, de la fenêtre à travers laquelle les deux femmes s’introduisent dans les locaux de l’entreprise de sécurité, de celles qui sont brisées en mille morceaux lorsque Carole se jette à travers pour assommer des vigiles qui menacent Alex, de la fenêtre du Louvre à propos de laquelle un gardien s’étonnera qu’elle soit ouverte avant d’être neutralisé par une fléchette soporifique (et à sa suite un demi-douzaine d’autres gardiens), et de celle, enfin, à travers laquelle Sam se lance en moto pour venir en aide à Alex. C’est grâce à l’ouverture sur la profondeur, à l’existence de cette troisième dimension que les trois femmes parviennent à accomplir leur mission, transformant l’obstacle en lieu de transition, métamorphosant l’opacité en transparence. La fenêtre apparaît alors comme le lieu du prestige, celui d’un passage transitoire vers l’Idéal.
 
 
Néanmoins, ce prestige a toujours pour corollaire une dimension plus matérielle, plus réaliste, plus décevante. Si les trafiquants mexicains sont tués, c’est en réalité par Carole qui dégomme tout le monde à distance avec son fusil à lunette. C’était donc un coup de bluff. De la même façon, si les personnages réussissent à éprouver (aisément) la profondeur de la fenêtre, il en sera différemment pour le cadre de la peinture. Quand Carole découpe la toile du Déjeuner sur l’Herbe, on aperçoit le mur derrière. C’est ce que voulait révéler Manet : pas d’échappatoire – la surface est plate, et elle ne dissimule aucune profondeur, mais rien qu’une autre surface, obstacle infranchissable. La peinture, in fine, conserve son opacité. Carole en fera d’ailleurs la triste expérience. Alors qu’elle est acculée par un escadron de policiers sauvages et sans pitié, elle use d’un stratagème à la résonnance passionnante pour notre propos : elle décroche un tableau et se cache derrière pour atteindre la fenêtre et à partir de là s’enfuir. La ruse fonctionne un instant, mais rien qu’un instant, le temps pour les CRS d’hésiter et de finalement ordonner le tir d’une rafale, parce qu’ « un tableau, ça se restaure ». Une série d’impacts troue la toile que Carole tenait à bout de bras et qui s’affaisse d’elle-même à la case suivante. L’héroïne croyait pouvoir utiliser le prestige de la peinture pour disparaître derrière son opacité, mais la toile n’est pas assez profonde pour qu’elle puisse s’y perde, elle ne subjugue pas ceux qui la regardent, elle ne devient pas le voile d’invisibilité espéré pour les yeux des spectateurs (les policiers), vers lesquels elle est pourtant tournée. Au contraire, elle n’est réduite qu’à une peinture-objet, encore, puisque tout contribue à rappeler sa dimension matérielle tout en lui niant sa singularité : c’est une chose qu’on transporte, une chose qu’on restaure, et même une chose interchangeable – l’un des policiers confond la toile avec « un Titien » (expression – « un Titien » – qui tend d’ailleurs à ramener la personnalité du peintr e à une réification de lui-même).
 
De fait, si le prestige de la peinture tenté par Carole échoue, c’est à cause des spectateurs-policiers qui ne sont pas dupes (pour eux, le tableau reste un objet), insensibles à l’illusion de la toile et à la recherche d’Idéal à laquelle elle invite, et aussi (ceci impliquant cela) incultes. « Mais, mon colonel, c’est un Titien ! » – non, en réalité c’est une peinture française du XVIIème siècle, œuvre d’un peintre on ne peut plus classique, Laurent de La Hyre : Laban cherchant ses idoles dans les bagages de Jacob. Le choix d’une telle toile n’est pas le fruit du hasard, encore. D’abord, on a de nouveau régressé dans l’histoire de l’art – de la modernité de Manet, on était passé au néo-classicisme d’Ingres, pour maintenant atteindre le classicisme triomphant du XVIIème siècle. Et puis, la scène biblique n’est finalement ici, comme dans bien d’autres toiles de la même époque, qu’un prétexte pour représenter la nature. Comme le fait remarquer Jan Blanc à propos d’une toile comparable d’Annibal Carrache, cette peinture traduit le goût de ce temps pour « le monde pastoral et idyllique, dont la beauté et la perfection touchent d’autant plus qu’elles n’appartiennent plus qu’au passé et à la littérature », autrement dit au phantasme. Si le XVIIème accorde une telle place à la peinture de paysage, c’est qu’il cristallise en elle l’idée de la beauté (idea della bellezza), idée introuvable dans la réalité, immatérielle, et qui devient donc  l’Idéal à représenter en peinture[1]. De plus, l’harmonie que confère la représentation de la nature invite aussi à éprouver les capacités techniques du trompe-l’œil et donc la pertinence de la perspective comme artifice illusionniste. Ainsi dans le tableau de La Hyre l’ouverture de l’espace à l’arrière-plan gauche traduit-il l’échappée du regard vers l’horizon, vers les profondeurs factices du tableau. Le paysage au XVIIème représente en fait une forme de conciliation entre la réalité et l’imaginaire : le paysage, en tant qu’extérieur, renvoie au réel, à l’environnement du spectateur, tandis que sa représentation en peinture renvoie à la contemplation intérieure, fictive, recréée par l’artiste. C’et à la fois la nature, la dimension naturelle, brute, spontanée, qui s’impose à nous, avec une vision « naturaliste », mais c’est aussi l’imagination avec les scènes de la Bible qui s’y déroulent souvent, et l’abstraction, en tant que ces paysages, finalement, n’existent pas dans la réalité.
 
 
C’est encore plus perceptible si l’on s’intéresse à la scène qui est représentée au premier plan de la peinture. Jacob a quitté Laban au service duquel il était depuis longtemps, et dont il a épousé les deux filles. Après son départ, Laban s’aperçoit de l’absence de ses idoles domestiques, et se met en tête de rattraper la caravane de Jacob, qu’il accuse du vol. Après avoir fouillé les bagages de toute la suite, Laban ne retrouve pourtant pas ses idoles, et abandonne. Idoles, Idéal, c’est finalement le même combat, avec l’ « idée » comme étymologie commune. L’Idéal a échappé à Jacob, et pourtant il est présent dans le tableau. Dans le groupe à l’arrière-plan à droite, avec le troupeau de moutons, on voit un homme faire un geste de la main, comme pour montrer quelque chose. Il s’adresse à un berger, mais le jeu des gestes de monstration, en peinture, s’adressent tout aussi à bien à nous, le spectateur. Que montre-t-il ? Nous, spectateurs, si nous suivons le geste de la main, nous voyons une femme assise qui regarde Laban fouiller les bagages de Jacob. Cette femme, c’est celle qui détient les idoles de Jacob, c’est la voleuse qui a caché le fruit de son forfait dans le palanquin d’un chameau avant de s’assoir dessus. L’Idéal est donc bien dissimulé dans le tableau, il y est bien présent, mais de façon contournée, comme un trésor caché. Pourquoi Laban ne les trouve-t-il donc pas ? C’est que sa fille prétexte qu’elle ne peut pas se lever parce qu’elle est indisposée de la façon « coutumière aux femmes ». Retournement facétieux de la part de La Hyre : si l’Idéal en l’espèce des idoles est finalement présent dans la peinture, c’est par la grâce d’une réalité on ne peut plus triviale, à savoir la menstruation. L’apologue fait ainsi référence lui-même à la conciliation entre l’Idéal et la réalité que la peinture de paysage généralise au XVIIème siècle.
 
 
Laban cherchant ses idoles dans les bagages de Jacob, c’est donc l’anti Déjeuner sur l’Herbe. C’est l’illusion d’un décor qui est censé envelopper le spectateur pour l’emmener dans un monde d’Idéal, c’est la ruse, l’artifice, qui fait transiger la réalité vers « l’idée de beauté ». Et c’est donc le tableau rêvé pour tenter, comme Carole, d’éprouver le prestige de la peinture. Mais le mal est fait, et il est irrémédiable. Manet a sabordé le pouvoir de la mimésis, et les CRS ne retiennent que cette dernière leçon. Le paysage de La Hyre n’est qu’un tableau, un tableau qui pourra être restauré ; ce n’est qu’un objet, un dommage collatéral dans leur chasse à l’homme. A la limite, ils ne voient même pas le tableau, mais ce qui s’y cache, ce qui est derrière : Carole elle-même. La femme, la coupable, et pas l’illusion, l’Idéal. On voit bien ce que font là les policiers : ils renversent l’apologue des idoles de Laban. Chez La Hyre, l’Idéal est révéré ; et dans la bande dessinée, l’Idéal est bafoué. Chez La Hyre, Rachel la voleuse est laissée tranquille, elle réussit son coup ; et dans la bande dessinée, Carole la voleuse est abattue, elle est mise en échec.
Laban est vengé, et l’Idéal est ramené une bonne fois pour toute au rang de simple objet.
 
 à suivre...
 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html


[1] Tel fut d’ailleurs le titre d’une exposition au Grand Palais en 2011 : « Nature et Idéal : Le paysage à Rome de 1600 à 1650 ».

samedi 10 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert et Mulot - 2ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 2ème partie - 

 
 (cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
 
La modernité
Toutes les caractéristiques identifiables dans La Grande Odalisque sont finalement celles de la modernité. La Nouvelle Vague au cinéma ou le Nouveau Roman en littérature usaient de procédés similaires, ou du moins comparables, en particulier s’agissant de la déconstruction et de la logique du rêve. Sur la quatrième de couverture de l’album, l’éditeur attire d’ailleurs l’attention sur l’appartenance des auteurs à « la bande dessinée indépendante, moderne et exigeante ». Ceci pourrait donc expliquer cela ; en se gargarisant de l’explosion des codes et des formes classiques, on pourrait juste affirmer que La Grande Odalisque est la bande dessinée de la modernité, libre et affranchie des conventions. Ce serait réducteur.
 
 
Le récit s’ouvre sur le vol du Déjeuner sur l’Herbe de Manet en même temps que sur la désillusion amoureuse d’Alex, qui se fait plaquer par texto. Les deux événements sont liés, et doivent se lire dans leur complémentarité. Le choc est tel pour la jeune femme qu’elle met en péril le bon déroulement du cambriolage et surtout la vie de sa comparse. Cet acte va finalement remettre en cause l’équilibre qui existait entre elles deux, révélant des tensions lors de leurs vacances en Espagne, et forçant Carole à envisager le recrutement d’une tierce personne, voire le changement pur et simple de partenaire. Quelque chose est donc rompu, dès cet instant, pour Alex qui a le cœur brisé, et pour Carole qui est lasse de sa camarade, pourtant proche d’elle comme d’une sœur. La décomposition et la déconstruction qu’on a évoqués plus tôt sont donc à la base-même des motivations du récit et des relations entre les personnages, où l’on saisit l’image de la désunion. Le motif du vide renvoie à son tour à l’impression de mélancolie qui parcourt toute l’histoire, avec sa résonnance en termes de solitude, de deuil, et d’isolement (même la recrue, Sam, est traumatisée d’avoir perdu sa petite amie au cours d’un accident un an plus tôt).
 
 
Le Déjeuner sur l’Herbe de Manet en est pour ainsi dire le symbole – à la fois de cette recherche de modernité et du désenchantement des personnages. Le peintre est celui par qui la modernité va se réaliser dans la deuxième partie du XIXème siècle, puisqu’il va se détacher des normes classiques pour tendre vers l’abstraction. Michel Foucault a expliqué que toute l’ambition de Manet consistait à s’écarter de la mimésis propre à la peinture traditionnelle pour travailler non plus l’illusion créée par le tableau mais sa surface elle-même en tant qu’objet. Avant lui, la peinture depuis la Renaissance n’a cessé de vouloir faire oublier ce qui était autour du tableau et le tableau lui-même pour inviter à plonger « dans un espace profond, éclairé par un soleil latéral et qu’on voyait comme un spectacle » : « voilà, si vous voulez, le jeu d’esquive, de cache, d’illusion ou d’élision que pratiquait la peinture représentative occidentale depuis le quattrocento », le tout en faisant d’un objet à deux dimensions une vue en trois dimensions. Manet, au contraire, n’aura pas eu de cesse qu’il n’ait rappelé la matérialité du tableau, « il était donc en train d’inventer […] le tableau-objet, la peinture-objet, et c’était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement un jour on se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer l’espace avec ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes ».
 
Lorsque Carole vole Le Déjeuner sur l’Herbe, elle semble appliquer à sa rapine le théorème énoncé par Foucault, puisqu’elle réduit le chef-d’œuvre à un pur objet matériel, une toile qui se découpe facilement et qui se roule dans un tube, une surface à deux dimensions, longueur / largeur, comparable à n’importe quelle autre – rien de plus, rien de moins. Le Déjeuner sur l’Herbe n’est plus alors cette scène champêtre si énigmatique, étendard de la modernité, mais une toile avec ses propriétés physiques banales. Quand Carole découpe les contours du tableau, la toile s’affaisse, laissant entrevoir son verso vierge, le mur derrière elle et le système d’accrochage du cadre. On assiste alors à la pure désillusion de l’art qui se montre dans toute sa matérialité, avec ses oripeaux misérables dépouillés de la magnificence du trompe-l’œil. Cette scène coïncide avec l’explosion de la porte d’entrée du musée, permettant la fuite future de Carole. Cette explosion a bien sûr une portée allégorique, puisqu’elle tend à figurer dans le contexte du XIXème siècle l’explosion des règles de l’illusion mimétique, l’éclatement des conventions liées à la perspective et à la vraisemblance picturale, permettant la fuite de l’art figuratif. Le vol ne fait alors que rejouer, souligner, prolonger la pensée de Manet telle que l’a définie Foucault : provoquer le scandale, le choc, l’abasourdissement, le chaos en faisant d’un tableau non plus le lieu d’une scène représentée mais la surface d’une expression de lui-même.
 
Car Le Déjeuner sur l’Herbe n’est construit qu’en considération de la surface et de ses deux dimensions, longueur et largeur : la perspective y est aplatie, contournée, de telle sorte que le premier plan et l’arrière-plan ne semblent faire qu’un, ramenés à la surface de la toile ; les lignes verticales et horizontales se multiplient à l’intérieur de la peinture, tant et si bien qu’elles rappellent l’encadrement du tableau et ses deux dimensions ; l’éclairage enfin est particulièrement irréaliste, puisqu’il se divise en deux sources lumineuses – l’une interne au tableau et qui frappe les buissons çà et là, et l’autre externe à la peinture, celle de l’éclairage « extérieur et frontal », comme le dit Foucault, « qui vient frapper la femme et ce corps entièrement nu, qui vient la frapper absolument d’en face, [car] il n’y a aucun relief, aucun modelé » (absence de relief qui rappelle d’ailleurs l’écrasement de la perspective). Ce deuxième éclairage, c’est celui qui vient du réel, de la salle d’exposition, ou de l’atelier du peintre. C’est la lumière blafarde de la réalité qui trahit la matérialité de la peinture comme objet. Cette désillusion de la peinture, cette subtilisation de ses principes qui est traduite par sa subtilisation pure et simple par Carole, elle renvoie donc à son tour à la désillusion d’Alex, cœur brisé qui a perdu ses rêves amoureux, brutalement ramenés à la réalité.
Le Déjeuner sur l’Herbe possède en outre de nombreuses résonnances avec la bande dessinée, en particulier dans ce qu’on a déjà évoqué. On a ainsi pu parler de la notion d’apesanteur, que l’on retrouve donc ici, puisque le personnage de la baigneuse dans le fond, ramené au premier plan par l’écrasement de la perspective, semble flotter au milieu de la scène, comme d’ailleurs le bouvreuil en haut du tableau qu’on dirait en suspension au-dessus de l’abîme – bouvreuil qu’on recroisera en forme de clin d’œil lors de l’épisode en forêt, à travers la lunette du fusil que manipule Alex. Cette apesanteur est d’ailleurs caractéristique d’autres peintures de Manet, en particulier du Balcon avec ses personnages qui semblent en lévitation, qui rappelle par un détour le nombre important des fenêtres et des vues à travers elles qui constelle la bande dessinée. De plus, on ne s’expliquait pas la nudité d’Alex sur la couverture, alors qu’elle tombait d’un hélicoptère piloté par ses deux camarades, elles bel et bien vêtues ; il en va de même dans le tableau de Manet où la nudité de la femme tranche mystérieusement au milieu des deux hommes habillés de pieds en cap. On évoquait par ailleurs le motif du vide dans certaines images qui semblaient avoir comme volonté de creuser la vacance ; on peut se remémorer à cet effet les propos acerbes du critique Ernest Chesneaux, contemporain de Manet, qui voyait dans les figures du Déjeuner des « étoffes vides de corps ».
 
 
Plus qu’un simple prologue à la James Bond, apéritif en attendant le plat de consistance en forme de nouvelle mission, l’épisode d’Orsay se révèle concentrer les éléments perturbateurs du récit, en énonçant par la même occasion la problématique. Car le but sera alors de résoudre le conflit entre la désillusion et le retour à l’illusion. Comment faire ? et surtout ce retour est-il encore possible ? Les premières pages, Alex tentera le tout pour le tout et croira jusqu’au bout pouvoir récupérer son cuistre de petit ami, mais la désillusion s’avère irrémédiable. Et puis, lors de leur dispute en Espagne, la complémentarité entre Alex la rêveuse et Carole la cartésienne apparaît clairement : alors que la première pleure encore, la deuxième lui propose de noyer son chagrin « dans du sperme hispanique », ce à quoi la principale intéressée répond « je parle pas espagnol ». Ce dialogue absurde révèle l’incompréhension des deux femmes : l’une idéaliste, à la recherche de sens, de complicité, de dialogue ; l’autre triviale, désespérément concrète, ne se contentant que de la matérialité physique. L’une recherche une relation stable, un amour véritable, tandis que l’autre ne se contente (et encore) que « de plans culs ». L’une aspire à l’idéal, l’autre réduit toute idée à la réification.
Ce différend irréconciliable, celui de l’idéal et du physique, Le Déjeuner sur l’Herbe le concrétise symboliquement, peinture de genre avec le nu a priori comme expression de la Beauté incarnée, voire éthérée, mais ramenée pourtant ici à l’état de simple croute où le nu ne se révèle que dans sa plus vulgaire crudité, et qui plus est avec insolence (le regard décomplexé que la femme tourne vers le spectateur et le rendu pictural de la chair furent entre autres les causes du scandales que provoqua le tableau lors de sa première présentation au Salon des Refusés).  Cette femme sur la toile, ce n’est rien qu’une femme, et encore, c’est une catin ! – et cette toile, ce n’est pas un chef d’œuvre, elle n’élève pas son spectateur dans les sphères supérieures de la beauté, ce n’est qu’un tableau, une simple image, deux dimensions, des couches de couleurs et on n’en parle plus.
 
 
à suivre...
 

Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

dimanche 4 novembre 2012

Notes de lecture : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert & Mulot - 1ère partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 1ère partie -

(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)


 

La couverture de La Grande Odalisque a provoqué de nombreux commentaires critiques, fondés sur la remise en cause des qualités graphiques du trio Vivès – Ruppert & Mulot. En effet, qu’est-ce que c’est que ce dessin qui représente un hélicoptère en vol et qui n’est même pas capable de suggérer le mouvement des pales du rotor ? On a ricané, on a dit que c’était bien nul, que ça ne rendait rien et que c’était donc un très mauvais dessin.

Sauf que. Il faut savoir que cette couverture ne renvoie à aucun épisode du récit – c'est-à-dire que dans aucune des péripéties de l’intrigue une des héroïnes tombe complètement nue d’un hélicoptère en plein vol. Par contre, à un moment, l’une des protagonistes principales, Alex, raconte un rêve qu’elle a fait la nuit précédente et dans lequel elle tombait, nue, d’un tel appareil piloté par ses deux comparses. La fonction qu’on peut alors attribuer à cette couverture se fait doublement retorse : d’un côté elle n’a pas pour rôle de donner un aperçu de l’histoire dont elle est pourtant la vitrine, dévoyant ainsi cette finalité « commerciale », et de l’autre elle attire l’attention sur un détail assez anecdotique, fort secondaire, dont la résonnance avec le récit n’est pas évidente.  

La plupart du temps, une couverture a en effet pour vocation de donner le programme de la lecture à venir en ouvrant une partie du rideau sur ce à quoi on va assister. Ici, le programme se révèle au final déceptif, et même mensonger. Ou alors c’est qu’il signifie autre chose, qu’il appelle à une autre interprétation, qu’il suggère une autre voie possible : y regarder à deux fois. Le dessin n’est pas l’acmé du récit qu’il ouvre pourtant, mais l’image extraite d’un rêve évoqué au détour d’une case, donc. Ce rêve aurait-il une importance insoupçonnée ? Ou bien signale-t-il au lecteur l’importance de sa nature de rêve ? L’image n’est pas vraisemblable parce qu’elle est onirique ; on ne s’imagine pas ce que peut faire là Alex nue, comment elle a pu tomber de l’appareil, et l’immobilité des pales choque. En fait, Tous ces éléments, comme dans un rêve, semblent flotter – en particulier l’hélicoptère, donc, qui ne peut pas voler, puisque les pales ne sont pas en mouvement. Il n’y a guère qu’Alex qui semble échapper à cette apesanteur, comme le signale la ligne verticale de sa chevelure, relevée par sa chute.

 

En apesanteur
 
 

Alors, si la bande dessinée elle-même ne sera pas un rêve, elle en épousera néanmoins certains aspects. Tout semble se dérouler en apesanteur, comme sur la couverture : les corps sont sans cesse suspendus au-dessus du sol, parce qu’ils flottent dans l’eau, parce qu’ils descendent une façade en rappel, parce qu’ils sont en train de tomber, parce qu’ils font de la moto-acrobatique, parce qu’ils escaladent une falaise, parce qu’ils font du deltaplane, parce qu’ils prennent régulièrement l’avion, parce qu’ils se jettent d’un grand-huit pour se réceptionner l’instant d’après dans le même grand-huit…
Ces qualités aériennes semblent reposer en particulier sur Carole, la gymnaste, et Sam, la cascadeuse en moto. Elles contribuent à faire de la bande dessinée une sorte de ballet où les corps se distinguent par leur légèreté, leur grâce et leur dimension éthérée. L’ouverture du récit en est exemplaire : de cases en cases, les vues descendent de la verrière du Musée d’Orsay en suivant les câbles d’un luminaire suspendu au-dessus du vide, pour en arriver à montrer des statues surélevées, en particulier celle d’un personnage en haut d’une colonne qui semble s’apprêter à marcher dans les airs, ainsi que des toiles, là encore accrochées au-dessus du sol. Une vitre descellée dans la première case suggère que Carole est passée par là, mais la hauteur vertigineuse et l’absence de corde ou de tout autre matériel rend son intrusion presque fantastique, comme si elle avait volé… Elle est tellement légère, tellement diffuse, tellement évaporée qu’elle échappe même à la représentation – les lieux manifestent de son passage, mais par des indices indirects (à l’instar des gardiens inconscients dans la salle de contrôle) mais qui ne révèlent que son absence à l’image.

Cette dimension aérienne contamine jusqu’à la structure du récit, lui aussi en apesanteur, puisque les épisodes s’enchaînent avec une fluidité excessive, comme si les ellipses qui les séparaient n’avaient pas existé, purement et simplement biffés par la suspension du temps. Au bord de la Seine, lors d’une soirée, Alex pose une question à Carole qui lui répond à la case suivante, mais on est alors en plein jour dans une rue de la capitale, et elles descendent un immeuble en rappel. En fuite dans les rues de Paris après avoir tenté de voler les plans du système de sécurité du Louvre, Carole annonce à Alex son intention de recruter une troisième personne – à la page suivante, alors que les deux personnages sont dans une voiture en pleine forêt, un autre jour d’après leurs nouveaux vêtements, la discussion reprend sur le même sujet. Plus tard, Alex s’apprête à lancer un couteau dans une cible à la fête foraine – la première case de la planche suivante montre une étoile de ninja se plantant dans un mur. Quand Alex décide d’emmener ses copines au Mexique pour sauver leur fournisseur d’armes, Carole dit à Sam « Je te présente Alex et son rapport au romantisme version ‘’Tristan et Iseult’’. Bienvenue à bord » – cette annonce digne d’une hôtesse de l’air est concrétisée par la vue d’un avion en plein vol à la case suivante. Alors, l’ellipse ne se caractérise pas par la béance qu’elle impose au récit, mais comme un simple trait d’union qui permet le passage aisé d’un épisode à l’autre, une transition gracieuse où le temps du récit épouse celui de la diégèse, où le temps s’écoule selon une logique propre, affranchie des exigences du réel.

Cette fluidité qui confine à la logique du rêve, elle est renforcée par la nonchalance avec laquelle le récit expose sa propre bizarrerie, notamment en interrompant brusquement certains épisodes, et même de manière énigmatique (comme lorsque Carole déclare que ce qu’elle regarde lui « rappelle quelqu’un » et que Sam lui demande qui : la scène s’interrompt là, sur une question restée sans réponse). Qui plus est les péripéties s’enchaînent en suivant les impulsions des personnages plutôt que le programme qu’ils s’étaient fixés au départ : le récit devrait se concentrer sur le cambriolage du Louvre, mais il bifurque vers des vacances en Espagne, vers le recrutement de la troisième larronne, vers le sauvetage du fournisseur d’armes détenu prisonnier par un cartel de la drogue mexicain, etc. La digression fait sa loi et même lors du cambriolage du Louvre, rien ne se produira comme prévu, le plan se fissurant dans tous les sens comme pour faire écho aux divagations précédentes du récit. Et cela sans compter l’épilogue, qui désarticule la linéarité de la narration en lui imposant un important flash-back – qui ne viendra d’ailleurs illustrer qu’un aspect mineur de l’histoire (en apparence), à savoir la rencontre de Carole et Alex.
 

 
La mise en page suit cette logique de la déstructuration du récit linéaire, tout en rappelant encore la dimension éthérée de l’ensemble. Très régulièrement, les dessinateurs optent pour des dimensions de case démesurées, qui occupent la moitié de l’espace de la planche, parfois pour contextualiser l’action (en plantant le décor), mais plus souvent pour mettre en valeur des actions anecdotiques, du moins en apparence, des plans qui font le vide autour d’eux, comme si l’espace se dilatait et se gonflait de la béance qu’il créait dans la planche : c’est le cas de la première vue de Clarence, le trafiquant d’armes, seul au milieu de la forêt ; de la première vue de Sam, sens dessus dessous avec sa moto, au milieu d’un ciel nuageux ; de ses deux futurs collègues qui l’observent, au milieu des gradins vides ; de Sam, encore, faisant des slaloms sur un circuit désert ; des trois discutant dans un fauteuil avec des verres, vides, à la main ; des vues aériennes avec un avion dans le ciel ; etc. Ce motif du vide est même symbolisé par un détail incongru, à savoir le vase qu’emporte Alex en s’enfuyant de l’immeuble parisien qu’elle et Carole cambriolent sans succès la première fois. Rien ne motive en apparence le vol de cet objet, mais en même temps il se signale de cette manière à notre attention. Or, on sait bien que le vase, par ailleurs mis en valeur, seul, à la case suivante dans l’appartement des deux femmes, représente la forme qui est donnée au vide


Parfois, la case dilatée prend la dimension d’une planche entière (comme celle concluant les péripéties du casse au Louvre, et qui met de nouveau l’absence à l’honneur), et elle peut aller jusqu’à former un diptyque avec la planche voisine. Cela apparaît à deux reprises : la première pour visualiser le rêve que Carole a refusé de raconter (celui où un dompteur de cirque lui fait l’amour pendant que les animaux les regardent), et la deuxième pour offrir une vue du Louvre.
 
 
Là encore, ces doubles pages sont représentatives de la logique déconcertante de la déstructuration. D’abord la scène du rêve apparaît comme une parenthèse tout à fait incongrue, et pour tout dire inutile à la cohérence de l’histoire, et qui vient même renverser le récit qu’en avait fait Alex l’instant d’avant : « Allez, raconte la fois où tu as fait une partouze avec  les animaux d’un cirque et où le dompteur vous regardait » – demande à laquelle se soustrait Carole, prétextant que ses histoires n’intéressent personne – refus aussitôt nié par la place centrale et démesurée qu’elle occupe dans la bande dessinée juste après. Non seulement il s’agit d’un rêve qui n’a aucun rapport avec le récit, mais en plus il n’intéresse personne, et néanmoins la bande dessinée lui donne une place de première choix – le tout relève d’un éparpillement manifeste et facétieux. En ce qui concerne la vue du Louvre, elle distribue plus classiquement l’espace qui va être celui de l’action des planches suivantes. Ce qui ne l’empêche pas d’opposer par la coupe entre les deux cases le bâtiment historique du Palais mis en valeur à droite et la pyramide de verre mise en valeur à gauche. Il y a même un renversement de valeurs d’une case à l’autre : à gauche la pyramide cache et écarte du champ de vision la façade du Palais, tandis qu’à droite le Palais écrase par sa dimension la plus petite des pyramides, dérisoire à ses pieds. Ce contraste entre l’ancien et le moderne, entre les aspérités des sculptures en façade et la surface lisse et réfléchissante des vitres, elle aura d’ailleurs un rôle important dans la suite de notre réflexion, mais il convient d’en retenir surtout ici l’idée de décomposition entre les deux parties de ce qui est aujourd’hui un seul et même monument.
 
On retrouve par ailleurs et à plusieurs reprises le motif de la décomposition dans la bande dessinée, mais différemment : à travers le personnage de Durieux, aveugle et amputé de plusieurs membres supérieurs, ses prothèses artificielles étrangement mis en valeur le temps d’une case ; à travers le démantèlement du cartel mexicain, aussi ; etc. Quant à cet évidement de l’espace qui lui est adjoint, il est symbolisé par le fumigène vert qui engloutit les galeries du Louvre à la fin, jusqu’au musée lui-même.

Si l’on avance donc en apesanteur dans un récit qui fait du dérèglement son équilibre, un dernier élément n’est pas sans rappeler le rêve auquel il s’apparente. En effet, cette bande dessinée est singulièrement silencieuse. Malgré les multiples coups de feu, explosions, chocs assénés et moteurs rugissants, aucune onomatopée n’est utilisée dans le récit, ce qui a pour effet de rendre l’atmosphère particulièrement irréaliste, cotonneuse, et donc étrange. Comme dans un rêve, la bande dessinée avance dans un silence ouaté qui n’est troublé que par les discussions des protagonistes. Une exception néanmoins : lorsque le téléphone sonne, les dessinateurs s’autorisent un discret « vrrrrrrrrrrr » ou « biiiiiiiiiibiiiiiiiiiiiiiip », bruits caractéristiques des mobiles en mode vibreur ou discret, qui ne font que souligner la quiétude sonore de la bande dessinée, dans laquelle il est ainsi possible d’entendre même les mouches voler. Et puis surtout, ces bruits en appellent indirectement à la fonction phatique du langage, ils invitent à entrer en communication, à parler, à se confronter à la langue, exercice donc privilégié des trois héroïnes. Le motif du silence renvoie ainsi à celui du vide qui est continuellement creusé à chaque plan, faisant de la bande dessinée un monde de vertige dépourvu d’écho.

Enfin, le style du dessin va complétement dans le sens de ce qui a été dégagé ici. Discrètement protéiforme, eu égard aux traits reconnaissables de Ruppert & Mulot d’une part et de Bastien Vivès d’autre part, il reflète l’ambition de déconstruction à l’œuvre dans la bande dessinée. Tandis que la dimension éthérée et dépouillée de l’ensemble, redevable autant au duo (qui fait de l’élision la base de son style) qu’à Vivès (ne serait-ce qu’à travers l’aquatique Goût du Chlore), mais différemment, rappelle les motifs de l’évidement et de l’apesanteur déclinés dans le récit.

à suivre...

 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html