dimanche 25 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert & Mulot - 4ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 4ème partie -



(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
Spleen et Idéal
Cet échec à s’approcher de l’Idéal, il était déjà présent en substance dans le revers que subit Alex, un peu avant l’épisode du Laban, lorsqu’elle tente de voler La Grande Odalisque. Contrairement à Carole avec Le Déjeuner sur l’Herbe, on ne voit pas Alex découper la toile pour l’extraire du cadre – il y a là un hiatus, et tout juste aperçoit-on une case plus loin un morceau de l’encadrement, vide. En fait, l’Idéal de beauté que représente la peinture d’Ingres résiste à la réification que lui impose Alex. Il ne semble pas possible de transformer La Grand Odalisque en objet ; la peinture ne se laisse pas contaminer par la matérialité, elle ne se laisse pas faire : ce sont d’ailleurs les visiteurs eux-mêmes qui arrêtent la voleuse et qui la rouent de coups, comme s’ils répondaient à un sacrilège. Le chef d’œuvre d’Ingres est intouchable.
C’est là une faute de la part des trois cambrioleuses : avoir cru conquérir l’Idéal en le volant comme un simple objet. Comme Laban, elles se trompent, ou elles sont trompées. L’utopie qu’elles esquissaient plus tôt en s’imaginant à la tête d’un cartel de « narcophilanthropes » répondait davantage à leur ambition. Mais le vol au Louvre s’avère être une erreur, puisqu’elles prennent alors, littéralement, leurs rêves pour des réalités.
 
 
Le fait qu’Alex soit l’auteur de ce vol raté se révèle très pertinent. On a déjà fait remarquer que des trois amies, c’est celle qui est la plus terre-à-terre : elle est impulsive, compromet la mission d’Orsay, ne pense qu’à des choses triviales, s’emballe de la découverte de patins à roulettes vintage mexicains, fait l’amour dans les toilettes de la boîte de nuit avec Clarence et se réveille nue aux côtés de Sam (suggérant une éventuelle relation sexuelle). De manière générale, elle parle sans arrêt de sexe (à propos de son petit ami à qui elle a proposé une dernière nuit d’amour, mais aussi des « histoires de cul des gens » qui l’intéressent « à mort » et qui sont même ce « qui [l]’intéresse le plus dans [sa] vie »). Elle n’a pas les talents athlétiques de ses deux comparses et n’est pas capable des mêmes prouesses aériennes – elle n’a même aucun talent, comme le suggère la discussion où elle affirme avoir une spécialité, le lancer de couteaux, et échoue lamentablement lors de ses multiples essais pour le démontrer. Son échec à voler l’Idéal apparaît alors presque comme une fatalité. Alex est prisonnière de sa matérialité.
Pourtant, c’est aussi la seule à tendre vraiment vers l’Idéal, à tenter de l’atteindre. C’est elle qui, la première, imite un revolver avec ses doigts pour tirer sur un trafiquant, miraculeusement atteint en pleine tête. Cela aussi on l’a dit précédemment, sans pour autant relever l’ambivalence : elle est à la recherche du grand amour, elle est rêveuse, se raconte des histoires, et prospecte avant tout le sens. Ses relations sexuelles semblent représenter pour elle le moyen littéral de « s’envoyer en l’air », à défaut de pouvoir faire comme ses camarades qui font sans arrêt de la voltige avec une facilité déconcertante. Mais c’est justement sans doute cette condition matérielle handicapante qui la pousse à envier l’imaginaire, l’inatteignable, l’abstraction, l’Idéal.
 
A l’inverse, Sam et surtout Carole représentent une possible incarnation de cet Idéal, de par leur capacité à s’élever, à voler, à tourbillonner, à s’évaporer, même. Pourtant, la même ambivalence peut être remarquée. En effet, elles n’en profitent pas tant que cela, elles ne s’échappent pas du réel, elles y restent au contraire bien ancrées. La preuve, c’est que Carole, au début et à la fin, perd son sang – elle fait l’épreuve de sa propre matérialité, de sa propre substance corporelle – alors qu’Alex, pourtant rouée de coups, ne saigne pas. Et puis, c’est Carole qui est derrière la magie d’Alex qui consiste à faire feu avec ses doigts, c’est elle qui révèle les ficelles du trucage. C’est elle enfin qui éprouve les limites de l’illusion de la peinture au début (en volant le Manet) et à la fin (en se cachant avec insuccès derrière le La Hyre).
 
En conséquence, si l’Idéal et la réalité semblent irréconciliables à travers la peinture (celle de Manet qui nie sa dimension illusionniste et celle d’Ingres qui nie sa dimension matérielle), à travers les deux amies dont l’éloignement se fera plus grand à chaque épisode (de la dispute à la nuit passée avec Sam jusqu’à la séparation finale), cette polarité s’actualise dans chacun des personnages eux-mêmes, qui sont tout à la fois, comme Baudelaire dirait, « Spleen et Idéal ».
 
 
Alors que le programme de la bande dessinée s’est défini autour de la conquête de l’Idéal, c’est au contraire une chute dans la matérialité qui se réalise. Et cette perspective de la chute, c’est d’ailleurs précisément celle de la couverture, cette fameuse scène du rêve dans laquelle Alex, vulnérable (inutile d’avoir suivi des cours de psychanalyse pour savoir que la nudité onirique renvoie souvent à la vulnérabilité), tombe dans le vide, dans le néant de l’existence. La chute, c’est aussi le mouvement qui apparaît dans la dynamique de l’album. En effet, au début Carole a descendu de la verrière d’Orsay comme une ombre, invisible, silencieuse, aérienne, légère… A la fin, elle tombe à travers une autre verrière, celle du Louvre, en fracassant les vitres, se réceptionne difficilement, lourdement, violemment, et découvre au final une vilaine blessure. Et une chute ultime, c’est enfin ce que suggère plus tard la vue de l’ULM dans la Seine… Comme le dirait Mallarmé : « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres », et vu toutes les peintures, sans trouver l’Idéal rédempteur.
 
à suivre...
 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

samedi 17 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert et Mulot - 3ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 3ème partie -

 
 
 
 
 (cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
 
L’Idéal
Néanmoins, le récit se veut accomplir la conquête de l’illusion, un retour aux valeurs de la mimésis transcendantale : cette volonté est cristallisée dans l’épisode mexicain, lorsque que Sam et Alex semblent tuer un à un les membres du cartel rien qu’en pointant le bout de leurs doigts vers eux, imitant en cela un revolver – l’illusion fonctionne jusqu’au bout, elle se réalise pleinement, puisque leurs ennemis s’écroulent le crâne explosé, les uns après les autres... La nouvelle mission en elle-même semble avoir pour but de rétablir l’équilibre brisé par le « coup » du Déjeuner sur l’Herbe : il faut maintenant dérober La Grande Odalisque de Jean-Auguste-Dominique Ingres. Historiquement, on opère alors un retour en arrière, on passe de la deuxième moitié du XIXème siècle à la première moitié ; on rétrograde de l’avant-garde représentée par Manet au néo-classicisme rigoureux d’Ingres ; on se déplace d’Orsay, musée de la Modernité, vers le Louvre, chantre du Classicisme et de l’art institutionnel. Artistiquement, on oublie l’abstraction matérielle de Manet pour retrouver « le jeu d’illusion et d’élision » de la peinture figurative. Enfin, « élision », pas tant que ça, puisque ce serait plutôt le contraire ici : La Grande Odalisque est célèbre en particulier pour l’incongruité anatomique de son modèle « qui a trois vertèbres en plus que tout le monde », comme le rappelle Carole à Alex. Elle ajoute que la peinture est « connue justement pour ce truc de vraisemblance sacrifiée au profit de la beauté ». Tout est dit.
 
 
Opposer Manet à Ingres revient à mettre dos à dos la désillusion que provoque le premier et l’illusion à laquelle recourt le deuxième. Si Manet ne célèbre pas le Beau, mais la peinture elle-même en tant qu’objet, Ingres se met au service de la Beauté envers et contre tout, vraisemblance y compris. La Grande Odalisque n’a pas trois vertèbres en trop, elle devait avoir ces trois vertèbres en trop pour que l’harmonie de la peinture soit complète. Ingres utilise un « truc », un prestige, un tour de passe-passe, il rajoute un supplément qui n’était pas présent dans la réalité, et qui fait toute la beauté du sujet – idéal transfiguré sur la toile. Passer d’un tableau à l’autre, voler l’un et puis l’autre, c’est s’attacher à un retour vers l’Idéal, c’est privilégier ou du moins retrouver le pouvoir mystificateur de l’illusion au détriment de la réalité matérielle.
 
 
Techniquement, cela revient donc à rajouter quelque chose en plus, quelque chose qui a été perdu entre temps. Chez Ingres, il faut additionner trois nouvelles vertèbres au dos de son modèle – plus généralement, il faut passer des deux dimensions de la toile, de la feuille, de la surface, aux trois dimensions de la perspective illusionniste. Autrement dit, il faut restaurer ce que Le Déjeuner avait aboli : la profondeur. Dès lors, dans la bande dessinée, tout ne sera plus question que de profondeur et de surface, ainsi que de leurs axiomes respectifs. La profondeur, c’est l’illusion, les trois dimensions, la perspective, mais aussi le rêve, l’espoir, l’amour. La surface, c’est la désillusion, les deux dimensions, la matérialité terre-à-terre, le réel, le désespoir, la solitude. C’est pourquoi il est beaucoup question de cadres (ceux des tableaux, mais aussi des fenêtres, des portes, des verrières, etc.), à travers lesquels il faut constamment passer, libérer le passage, en faire un lieu de passage, en éprouver la profondeur. C’est le cas de la plaque de verre descellée au musée d’Orsay, de la porte d’entrée explosée, de la fenêtre à travers laquelle les deux femmes s’introduisent dans les locaux de l’entreprise de sécurité, de celles qui sont brisées en mille morceaux lorsque Carole se jette à travers pour assommer des vigiles qui menacent Alex, de la fenêtre du Louvre à propos de laquelle un gardien s’étonnera qu’elle soit ouverte avant d’être neutralisé par une fléchette soporifique (et à sa suite un demi-douzaine d’autres gardiens), et de celle, enfin, à travers laquelle Sam se lance en moto pour venir en aide à Alex. C’est grâce à l’ouverture sur la profondeur, à l’existence de cette troisième dimension que les trois femmes parviennent à accomplir leur mission, transformant l’obstacle en lieu de transition, métamorphosant l’opacité en transparence. La fenêtre apparaît alors comme le lieu du prestige, celui d’un passage transitoire vers l’Idéal.
 
 
Néanmoins, ce prestige a toujours pour corollaire une dimension plus matérielle, plus réaliste, plus décevante. Si les trafiquants mexicains sont tués, c’est en réalité par Carole qui dégomme tout le monde à distance avec son fusil à lunette. C’était donc un coup de bluff. De la même façon, si les personnages réussissent à éprouver (aisément) la profondeur de la fenêtre, il en sera différemment pour le cadre de la peinture. Quand Carole découpe la toile du Déjeuner sur l’Herbe, on aperçoit le mur derrière. C’est ce que voulait révéler Manet : pas d’échappatoire – la surface est plate, et elle ne dissimule aucune profondeur, mais rien qu’une autre surface, obstacle infranchissable. La peinture, in fine, conserve son opacité. Carole en fera d’ailleurs la triste expérience. Alors qu’elle est acculée par un escadron de policiers sauvages et sans pitié, elle use d’un stratagème à la résonnance passionnante pour notre propos : elle décroche un tableau et se cache derrière pour atteindre la fenêtre et à partir de là s’enfuir. La ruse fonctionne un instant, mais rien qu’un instant, le temps pour les CRS d’hésiter et de finalement ordonner le tir d’une rafale, parce qu’ « un tableau, ça se restaure ». Une série d’impacts troue la toile que Carole tenait à bout de bras et qui s’affaisse d’elle-même à la case suivante. L’héroïne croyait pouvoir utiliser le prestige de la peinture pour disparaître derrière son opacité, mais la toile n’est pas assez profonde pour qu’elle puisse s’y perde, elle ne subjugue pas ceux qui la regardent, elle ne devient pas le voile d’invisibilité espéré pour les yeux des spectateurs (les policiers), vers lesquels elle est pourtant tournée. Au contraire, elle n’est réduite qu’à une peinture-objet, encore, puisque tout contribue à rappeler sa dimension matérielle tout en lui niant sa singularité : c’est une chose qu’on transporte, une chose qu’on restaure, et même une chose interchangeable – l’un des policiers confond la toile avec « un Titien » (expression – « un Titien » – qui tend d’ailleurs à ramener la personnalité du peintr e à une réification de lui-même).
 
De fait, si le prestige de la peinture tenté par Carole échoue, c’est à cause des spectateurs-policiers qui ne sont pas dupes (pour eux, le tableau reste un objet), insensibles à l’illusion de la toile et à la recherche d’Idéal à laquelle elle invite, et aussi (ceci impliquant cela) incultes. « Mais, mon colonel, c’est un Titien ! » – non, en réalité c’est une peinture française du XVIIème siècle, œuvre d’un peintre on ne peut plus classique, Laurent de La Hyre : Laban cherchant ses idoles dans les bagages de Jacob. Le choix d’une telle toile n’est pas le fruit du hasard, encore. D’abord, on a de nouveau régressé dans l’histoire de l’art – de la modernité de Manet, on était passé au néo-classicisme d’Ingres, pour maintenant atteindre le classicisme triomphant du XVIIème siècle. Et puis, la scène biblique n’est finalement ici, comme dans bien d’autres toiles de la même époque, qu’un prétexte pour représenter la nature. Comme le fait remarquer Jan Blanc à propos d’une toile comparable d’Annibal Carrache, cette peinture traduit le goût de ce temps pour « le monde pastoral et idyllique, dont la beauté et la perfection touchent d’autant plus qu’elles n’appartiennent plus qu’au passé et à la littérature », autrement dit au phantasme. Si le XVIIème accorde une telle place à la peinture de paysage, c’est qu’il cristallise en elle l’idée de la beauté (idea della bellezza), idée introuvable dans la réalité, immatérielle, et qui devient donc  l’Idéal à représenter en peinture[1]. De plus, l’harmonie que confère la représentation de la nature invite aussi à éprouver les capacités techniques du trompe-l’œil et donc la pertinence de la perspective comme artifice illusionniste. Ainsi dans le tableau de La Hyre l’ouverture de l’espace à l’arrière-plan gauche traduit-il l’échappée du regard vers l’horizon, vers les profondeurs factices du tableau. Le paysage au XVIIème représente en fait une forme de conciliation entre la réalité et l’imaginaire : le paysage, en tant qu’extérieur, renvoie au réel, à l’environnement du spectateur, tandis que sa représentation en peinture renvoie à la contemplation intérieure, fictive, recréée par l’artiste. C’et à la fois la nature, la dimension naturelle, brute, spontanée, qui s’impose à nous, avec une vision « naturaliste », mais c’est aussi l’imagination avec les scènes de la Bible qui s’y déroulent souvent, et l’abstraction, en tant que ces paysages, finalement, n’existent pas dans la réalité.
 
 
C’est encore plus perceptible si l’on s’intéresse à la scène qui est représentée au premier plan de la peinture. Jacob a quitté Laban au service duquel il était depuis longtemps, et dont il a épousé les deux filles. Après son départ, Laban s’aperçoit de l’absence de ses idoles domestiques, et se met en tête de rattraper la caravane de Jacob, qu’il accuse du vol. Après avoir fouillé les bagages de toute la suite, Laban ne retrouve pourtant pas ses idoles, et abandonne. Idoles, Idéal, c’est finalement le même combat, avec l’ « idée » comme étymologie commune. L’Idéal a échappé à Jacob, et pourtant il est présent dans le tableau. Dans le groupe à l’arrière-plan à droite, avec le troupeau de moutons, on voit un homme faire un geste de la main, comme pour montrer quelque chose. Il s’adresse à un berger, mais le jeu des gestes de monstration, en peinture, s’adressent tout aussi à bien à nous, le spectateur. Que montre-t-il ? Nous, spectateurs, si nous suivons le geste de la main, nous voyons une femme assise qui regarde Laban fouiller les bagages de Jacob. Cette femme, c’est celle qui détient les idoles de Jacob, c’est la voleuse qui a caché le fruit de son forfait dans le palanquin d’un chameau avant de s’assoir dessus. L’Idéal est donc bien dissimulé dans le tableau, il y est bien présent, mais de façon contournée, comme un trésor caché. Pourquoi Laban ne les trouve-t-il donc pas ? C’est que sa fille prétexte qu’elle ne peut pas se lever parce qu’elle est indisposée de la façon « coutumière aux femmes ». Retournement facétieux de la part de La Hyre : si l’Idéal en l’espèce des idoles est finalement présent dans la peinture, c’est par la grâce d’une réalité on ne peut plus triviale, à savoir la menstruation. L’apologue fait ainsi référence lui-même à la conciliation entre l’Idéal et la réalité que la peinture de paysage généralise au XVIIème siècle.
 
 
Laban cherchant ses idoles dans les bagages de Jacob, c’est donc l’anti Déjeuner sur l’Herbe. C’est l’illusion d’un décor qui est censé envelopper le spectateur pour l’emmener dans un monde d’Idéal, c’est la ruse, l’artifice, qui fait transiger la réalité vers « l’idée de beauté ». Et c’est donc le tableau rêvé pour tenter, comme Carole, d’éprouver le prestige de la peinture. Mais le mal est fait, et il est irrémédiable. Manet a sabordé le pouvoir de la mimésis, et les CRS ne retiennent que cette dernière leçon. Le paysage de La Hyre n’est qu’un tableau, un tableau qui pourra être restauré ; ce n’est qu’un objet, un dommage collatéral dans leur chasse à l’homme. A la limite, ils ne voient même pas le tableau, mais ce qui s’y cache, ce qui est derrière : Carole elle-même. La femme, la coupable, et pas l’illusion, l’Idéal. On voit bien ce que font là les policiers : ils renversent l’apologue des idoles de Laban. Chez La Hyre, l’Idéal est révéré ; et dans la bande dessinée, l’Idéal est bafoué. Chez La Hyre, Rachel la voleuse est laissée tranquille, elle réussit son coup ; et dans la bande dessinée, Carole la voleuse est abattue, elle est mise en échec.
Laban est vengé, et l’Idéal est ramené une bonne fois pour toute au rang de simple objet.
 
 à suivre...
 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html


[1] Tel fut d’ailleurs le titre d’une exposition au Grand Palais en 2011 : « Nature et Idéal : Le paysage à Rome de 1600 à 1650 ».

samedi 10 novembre 2012

Notes de lectures : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert et Mulot - 2ème partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 2ème partie - 

 
 (cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)
 
 
 
La modernité
Toutes les caractéristiques identifiables dans La Grande Odalisque sont finalement celles de la modernité. La Nouvelle Vague au cinéma ou le Nouveau Roman en littérature usaient de procédés similaires, ou du moins comparables, en particulier s’agissant de la déconstruction et de la logique du rêve. Sur la quatrième de couverture de l’album, l’éditeur attire d’ailleurs l’attention sur l’appartenance des auteurs à « la bande dessinée indépendante, moderne et exigeante ». Ceci pourrait donc expliquer cela ; en se gargarisant de l’explosion des codes et des formes classiques, on pourrait juste affirmer que La Grande Odalisque est la bande dessinée de la modernité, libre et affranchie des conventions. Ce serait réducteur.
 
 
Le récit s’ouvre sur le vol du Déjeuner sur l’Herbe de Manet en même temps que sur la désillusion amoureuse d’Alex, qui se fait plaquer par texto. Les deux événements sont liés, et doivent se lire dans leur complémentarité. Le choc est tel pour la jeune femme qu’elle met en péril le bon déroulement du cambriolage et surtout la vie de sa comparse. Cet acte va finalement remettre en cause l’équilibre qui existait entre elles deux, révélant des tensions lors de leurs vacances en Espagne, et forçant Carole à envisager le recrutement d’une tierce personne, voire le changement pur et simple de partenaire. Quelque chose est donc rompu, dès cet instant, pour Alex qui a le cœur brisé, et pour Carole qui est lasse de sa camarade, pourtant proche d’elle comme d’une sœur. La décomposition et la déconstruction qu’on a évoqués plus tôt sont donc à la base-même des motivations du récit et des relations entre les personnages, où l’on saisit l’image de la désunion. Le motif du vide renvoie à son tour à l’impression de mélancolie qui parcourt toute l’histoire, avec sa résonnance en termes de solitude, de deuil, et d’isolement (même la recrue, Sam, est traumatisée d’avoir perdu sa petite amie au cours d’un accident un an plus tôt).
 
 
Le Déjeuner sur l’Herbe de Manet en est pour ainsi dire le symbole – à la fois de cette recherche de modernité et du désenchantement des personnages. Le peintre est celui par qui la modernité va se réaliser dans la deuxième partie du XIXème siècle, puisqu’il va se détacher des normes classiques pour tendre vers l’abstraction. Michel Foucault a expliqué que toute l’ambition de Manet consistait à s’écarter de la mimésis propre à la peinture traditionnelle pour travailler non plus l’illusion créée par le tableau mais sa surface elle-même en tant qu’objet. Avant lui, la peinture depuis la Renaissance n’a cessé de vouloir faire oublier ce qui était autour du tableau et le tableau lui-même pour inviter à plonger « dans un espace profond, éclairé par un soleil latéral et qu’on voyait comme un spectacle » : « voilà, si vous voulez, le jeu d’esquive, de cache, d’illusion ou d’élision que pratiquait la peinture représentative occidentale depuis le quattrocento », le tout en faisant d’un objet à deux dimensions une vue en trois dimensions. Manet, au contraire, n’aura pas eu de cesse qu’il n’ait rappelé la matérialité du tableau, « il était donc en train d’inventer […] le tableau-objet, la peinture-objet, et c’était là sans doute la condition fondamentale pour que finalement un jour on se débarrasse de la représentation elle-même et on laisse jouer l’espace avec ses propriétés pures et simples, ses propriétés matérielles elles-mêmes ».
 
Lorsque Carole vole Le Déjeuner sur l’Herbe, elle semble appliquer à sa rapine le théorème énoncé par Foucault, puisqu’elle réduit le chef-d’œuvre à un pur objet matériel, une toile qui se découpe facilement et qui se roule dans un tube, une surface à deux dimensions, longueur / largeur, comparable à n’importe quelle autre – rien de plus, rien de moins. Le Déjeuner sur l’Herbe n’est plus alors cette scène champêtre si énigmatique, étendard de la modernité, mais une toile avec ses propriétés physiques banales. Quand Carole découpe les contours du tableau, la toile s’affaisse, laissant entrevoir son verso vierge, le mur derrière elle et le système d’accrochage du cadre. On assiste alors à la pure désillusion de l’art qui se montre dans toute sa matérialité, avec ses oripeaux misérables dépouillés de la magnificence du trompe-l’œil. Cette scène coïncide avec l’explosion de la porte d’entrée du musée, permettant la fuite future de Carole. Cette explosion a bien sûr une portée allégorique, puisqu’elle tend à figurer dans le contexte du XIXème siècle l’explosion des règles de l’illusion mimétique, l’éclatement des conventions liées à la perspective et à la vraisemblance picturale, permettant la fuite de l’art figuratif. Le vol ne fait alors que rejouer, souligner, prolonger la pensée de Manet telle que l’a définie Foucault : provoquer le scandale, le choc, l’abasourdissement, le chaos en faisant d’un tableau non plus le lieu d’une scène représentée mais la surface d’une expression de lui-même.
 
Car Le Déjeuner sur l’Herbe n’est construit qu’en considération de la surface et de ses deux dimensions, longueur et largeur : la perspective y est aplatie, contournée, de telle sorte que le premier plan et l’arrière-plan ne semblent faire qu’un, ramenés à la surface de la toile ; les lignes verticales et horizontales se multiplient à l’intérieur de la peinture, tant et si bien qu’elles rappellent l’encadrement du tableau et ses deux dimensions ; l’éclairage enfin est particulièrement irréaliste, puisqu’il se divise en deux sources lumineuses – l’une interne au tableau et qui frappe les buissons çà et là, et l’autre externe à la peinture, celle de l’éclairage « extérieur et frontal », comme le dit Foucault, « qui vient frapper la femme et ce corps entièrement nu, qui vient la frapper absolument d’en face, [car] il n’y a aucun relief, aucun modelé » (absence de relief qui rappelle d’ailleurs l’écrasement de la perspective). Ce deuxième éclairage, c’est celui qui vient du réel, de la salle d’exposition, ou de l’atelier du peintre. C’est la lumière blafarde de la réalité qui trahit la matérialité de la peinture comme objet. Cette désillusion de la peinture, cette subtilisation de ses principes qui est traduite par sa subtilisation pure et simple par Carole, elle renvoie donc à son tour à la désillusion d’Alex, cœur brisé qui a perdu ses rêves amoureux, brutalement ramenés à la réalité.
Le Déjeuner sur l’Herbe possède en outre de nombreuses résonnances avec la bande dessinée, en particulier dans ce qu’on a déjà évoqué. On a ainsi pu parler de la notion d’apesanteur, que l’on retrouve donc ici, puisque le personnage de la baigneuse dans le fond, ramené au premier plan par l’écrasement de la perspective, semble flotter au milieu de la scène, comme d’ailleurs le bouvreuil en haut du tableau qu’on dirait en suspension au-dessus de l’abîme – bouvreuil qu’on recroisera en forme de clin d’œil lors de l’épisode en forêt, à travers la lunette du fusil que manipule Alex. Cette apesanteur est d’ailleurs caractéristique d’autres peintures de Manet, en particulier du Balcon avec ses personnages qui semblent en lévitation, qui rappelle par un détour le nombre important des fenêtres et des vues à travers elles qui constelle la bande dessinée. De plus, on ne s’expliquait pas la nudité d’Alex sur la couverture, alors qu’elle tombait d’un hélicoptère piloté par ses deux camarades, elles bel et bien vêtues ; il en va de même dans le tableau de Manet où la nudité de la femme tranche mystérieusement au milieu des deux hommes habillés de pieds en cap. On évoquait par ailleurs le motif du vide dans certaines images qui semblaient avoir comme volonté de creuser la vacance ; on peut se remémorer à cet effet les propos acerbes du critique Ernest Chesneaux, contemporain de Manet, qui voyait dans les figures du Déjeuner des « étoffes vides de corps ».
 
 
Plus qu’un simple prologue à la James Bond, apéritif en attendant le plat de consistance en forme de nouvelle mission, l’épisode d’Orsay se révèle concentrer les éléments perturbateurs du récit, en énonçant par la même occasion la problématique. Car le but sera alors de résoudre le conflit entre la désillusion et le retour à l’illusion. Comment faire ? et surtout ce retour est-il encore possible ? Les premières pages, Alex tentera le tout pour le tout et croira jusqu’au bout pouvoir récupérer son cuistre de petit ami, mais la désillusion s’avère irrémédiable. Et puis, lors de leur dispute en Espagne, la complémentarité entre Alex la rêveuse et Carole la cartésienne apparaît clairement : alors que la première pleure encore, la deuxième lui propose de noyer son chagrin « dans du sperme hispanique », ce à quoi la principale intéressée répond « je parle pas espagnol ». Ce dialogue absurde révèle l’incompréhension des deux femmes : l’une idéaliste, à la recherche de sens, de complicité, de dialogue ; l’autre triviale, désespérément concrète, ne se contentant que de la matérialité physique. L’une recherche une relation stable, un amour véritable, tandis que l’autre ne se contente (et encore) que « de plans culs ». L’une aspire à l’idéal, l’autre réduit toute idée à la réification.
Ce différend irréconciliable, celui de l’idéal et du physique, Le Déjeuner sur l’Herbe le concrétise symboliquement, peinture de genre avec le nu a priori comme expression de la Beauté incarnée, voire éthérée, mais ramenée pourtant ici à l’état de simple croute où le nu ne se révèle que dans sa plus vulgaire crudité, et qui plus est avec insolence (le regard décomplexé que la femme tourne vers le spectateur et le rendu pictural de la chair furent entre autres les causes du scandales que provoqua le tableau lors de sa première présentation au Salon des Refusés).  Cette femme sur la toile, ce n’est rien qu’une femme, et encore, c’est une catin ! – et cette toile, ce n’est pas un chef d’œuvre, elle n’élève pas son spectateur dans les sphères supérieures de la beauté, ce n’est qu’un tableau, une simple image, deux dimensions, des couches de couleurs et on n’en parle plus.
 
 
à suivre...
 

Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html

dimanche 4 novembre 2012

Notes de lecture : LA GRANDE ODALISQUE de Vivès, Ruppert & Mulot - 1ère partie

Notes de lectures :

LA GRANDE ODALISQUE

de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot

- 1ère partie -

(cette série de texte est destinée aux personnes qui ont déjà lu la bande dessinée...)


 

La couverture de La Grande Odalisque a provoqué de nombreux commentaires critiques, fondés sur la remise en cause des qualités graphiques du trio Vivès – Ruppert & Mulot. En effet, qu’est-ce que c’est que ce dessin qui représente un hélicoptère en vol et qui n’est même pas capable de suggérer le mouvement des pales du rotor ? On a ricané, on a dit que c’était bien nul, que ça ne rendait rien et que c’était donc un très mauvais dessin.

Sauf que. Il faut savoir que cette couverture ne renvoie à aucun épisode du récit – c'est-à-dire que dans aucune des péripéties de l’intrigue une des héroïnes tombe complètement nue d’un hélicoptère en plein vol. Par contre, à un moment, l’une des protagonistes principales, Alex, raconte un rêve qu’elle a fait la nuit précédente et dans lequel elle tombait, nue, d’un tel appareil piloté par ses deux comparses. La fonction qu’on peut alors attribuer à cette couverture se fait doublement retorse : d’un côté elle n’a pas pour rôle de donner un aperçu de l’histoire dont elle est pourtant la vitrine, dévoyant ainsi cette finalité « commerciale », et de l’autre elle attire l’attention sur un détail assez anecdotique, fort secondaire, dont la résonnance avec le récit n’est pas évidente.  

La plupart du temps, une couverture a en effet pour vocation de donner le programme de la lecture à venir en ouvrant une partie du rideau sur ce à quoi on va assister. Ici, le programme se révèle au final déceptif, et même mensonger. Ou alors c’est qu’il signifie autre chose, qu’il appelle à une autre interprétation, qu’il suggère une autre voie possible : y regarder à deux fois. Le dessin n’est pas l’acmé du récit qu’il ouvre pourtant, mais l’image extraite d’un rêve évoqué au détour d’une case, donc. Ce rêve aurait-il une importance insoupçonnée ? Ou bien signale-t-il au lecteur l’importance de sa nature de rêve ? L’image n’est pas vraisemblable parce qu’elle est onirique ; on ne s’imagine pas ce que peut faire là Alex nue, comment elle a pu tomber de l’appareil, et l’immobilité des pales choque. En fait, Tous ces éléments, comme dans un rêve, semblent flotter – en particulier l’hélicoptère, donc, qui ne peut pas voler, puisque les pales ne sont pas en mouvement. Il n’y a guère qu’Alex qui semble échapper à cette apesanteur, comme le signale la ligne verticale de sa chevelure, relevée par sa chute.

 

En apesanteur
 
 

Alors, si la bande dessinée elle-même ne sera pas un rêve, elle en épousera néanmoins certains aspects. Tout semble se dérouler en apesanteur, comme sur la couverture : les corps sont sans cesse suspendus au-dessus du sol, parce qu’ils flottent dans l’eau, parce qu’ils descendent une façade en rappel, parce qu’ils sont en train de tomber, parce qu’ils font de la moto-acrobatique, parce qu’ils escaladent une falaise, parce qu’ils font du deltaplane, parce qu’ils prennent régulièrement l’avion, parce qu’ils se jettent d’un grand-huit pour se réceptionner l’instant d’après dans le même grand-huit…
Ces qualités aériennes semblent reposer en particulier sur Carole, la gymnaste, et Sam, la cascadeuse en moto. Elles contribuent à faire de la bande dessinée une sorte de ballet où les corps se distinguent par leur légèreté, leur grâce et leur dimension éthérée. L’ouverture du récit en est exemplaire : de cases en cases, les vues descendent de la verrière du Musée d’Orsay en suivant les câbles d’un luminaire suspendu au-dessus du vide, pour en arriver à montrer des statues surélevées, en particulier celle d’un personnage en haut d’une colonne qui semble s’apprêter à marcher dans les airs, ainsi que des toiles, là encore accrochées au-dessus du sol. Une vitre descellée dans la première case suggère que Carole est passée par là, mais la hauteur vertigineuse et l’absence de corde ou de tout autre matériel rend son intrusion presque fantastique, comme si elle avait volé… Elle est tellement légère, tellement diffuse, tellement évaporée qu’elle échappe même à la représentation – les lieux manifestent de son passage, mais par des indices indirects (à l’instar des gardiens inconscients dans la salle de contrôle) mais qui ne révèlent que son absence à l’image.

Cette dimension aérienne contamine jusqu’à la structure du récit, lui aussi en apesanteur, puisque les épisodes s’enchaînent avec une fluidité excessive, comme si les ellipses qui les séparaient n’avaient pas existé, purement et simplement biffés par la suspension du temps. Au bord de la Seine, lors d’une soirée, Alex pose une question à Carole qui lui répond à la case suivante, mais on est alors en plein jour dans une rue de la capitale, et elles descendent un immeuble en rappel. En fuite dans les rues de Paris après avoir tenté de voler les plans du système de sécurité du Louvre, Carole annonce à Alex son intention de recruter une troisième personne – à la page suivante, alors que les deux personnages sont dans une voiture en pleine forêt, un autre jour d’après leurs nouveaux vêtements, la discussion reprend sur le même sujet. Plus tard, Alex s’apprête à lancer un couteau dans une cible à la fête foraine – la première case de la planche suivante montre une étoile de ninja se plantant dans un mur. Quand Alex décide d’emmener ses copines au Mexique pour sauver leur fournisseur d’armes, Carole dit à Sam « Je te présente Alex et son rapport au romantisme version ‘’Tristan et Iseult’’. Bienvenue à bord » – cette annonce digne d’une hôtesse de l’air est concrétisée par la vue d’un avion en plein vol à la case suivante. Alors, l’ellipse ne se caractérise pas par la béance qu’elle impose au récit, mais comme un simple trait d’union qui permet le passage aisé d’un épisode à l’autre, une transition gracieuse où le temps du récit épouse celui de la diégèse, où le temps s’écoule selon une logique propre, affranchie des exigences du réel.

Cette fluidité qui confine à la logique du rêve, elle est renforcée par la nonchalance avec laquelle le récit expose sa propre bizarrerie, notamment en interrompant brusquement certains épisodes, et même de manière énigmatique (comme lorsque Carole déclare que ce qu’elle regarde lui « rappelle quelqu’un » et que Sam lui demande qui : la scène s’interrompt là, sur une question restée sans réponse). Qui plus est les péripéties s’enchaînent en suivant les impulsions des personnages plutôt que le programme qu’ils s’étaient fixés au départ : le récit devrait se concentrer sur le cambriolage du Louvre, mais il bifurque vers des vacances en Espagne, vers le recrutement de la troisième larronne, vers le sauvetage du fournisseur d’armes détenu prisonnier par un cartel de la drogue mexicain, etc. La digression fait sa loi et même lors du cambriolage du Louvre, rien ne se produira comme prévu, le plan se fissurant dans tous les sens comme pour faire écho aux divagations précédentes du récit. Et cela sans compter l’épilogue, qui désarticule la linéarité de la narration en lui imposant un important flash-back – qui ne viendra d’ailleurs illustrer qu’un aspect mineur de l’histoire (en apparence), à savoir la rencontre de Carole et Alex.
 

 
La mise en page suit cette logique de la déstructuration du récit linéaire, tout en rappelant encore la dimension éthérée de l’ensemble. Très régulièrement, les dessinateurs optent pour des dimensions de case démesurées, qui occupent la moitié de l’espace de la planche, parfois pour contextualiser l’action (en plantant le décor), mais plus souvent pour mettre en valeur des actions anecdotiques, du moins en apparence, des plans qui font le vide autour d’eux, comme si l’espace se dilatait et se gonflait de la béance qu’il créait dans la planche : c’est le cas de la première vue de Clarence, le trafiquant d’armes, seul au milieu de la forêt ; de la première vue de Sam, sens dessus dessous avec sa moto, au milieu d’un ciel nuageux ; de ses deux futurs collègues qui l’observent, au milieu des gradins vides ; de Sam, encore, faisant des slaloms sur un circuit désert ; des trois discutant dans un fauteuil avec des verres, vides, à la main ; des vues aériennes avec un avion dans le ciel ; etc. Ce motif du vide est même symbolisé par un détail incongru, à savoir le vase qu’emporte Alex en s’enfuyant de l’immeuble parisien qu’elle et Carole cambriolent sans succès la première fois. Rien ne motive en apparence le vol de cet objet, mais en même temps il se signale de cette manière à notre attention. Or, on sait bien que le vase, par ailleurs mis en valeur, seul, à la case suivante dans l’appartement des deux femmes, représente la forme qui est donnée au vide


Parfois, la case dilatée prend la dimension d’une planche entière (comme celle concluant les péripéties du casse au Louvre, et qui met de nouveau l’absence à l’honneur), et elle peut aller jusqu’à former un diptyque avec la planche voisine. Cela apparaît à deux reprises : la première pour visualiser le rêve que Carole a refusé de raconter (celui où un dompteur de cirque lui fait l’amour pendant que les animaux les regardent), et la deuxième pour offrir une vue du Louvre.
 
 
Là encore, ces doubles pages sont représentatives de la logique déconcertante de la déstructuration. D’abord la scène du rêve apparaît comme une parenthèse tout à fait incongrue, et pour tout dire inutile à la cohérence de l’histoire, et qui vient même renverser le récit qu’en avait fait Alex l’instant d’avant : « Allez, raconte la fois où tu as fait une partouze avec  les animaux d’un cirque et où le dompteur vous regardait » – demande à laquelle se soustrait Carole, prétextant que ses histoires n’intéressent personne – refus aussitôt nié par la place centrale et démesurée qu’elle occupe dans la bande dessinée juste après. Non seulement il s’agit d’un rêve qui n’a aucun rapport avec le récit, mais en plus il n’intéresse personne, et néanmoins la bande dessinée lui donne une place de première choix – le tout relève d’un éparpillement manifeste et facétieux. En ce qui concerne la vue du Louvre, elle distribue plus classiquement l’espace qui va être celui de l’action des planches suivantes. Ce qui ne l’empêche pas d’opposer par la coupe entre les deux cases le bâtiment historique du Palais mis en valeur à droite et la pyramide de verre mise en valeur à gauche. Il y a même un renversement de valeurs d’une case à l’autre : à gauche la pyramide cache et écarte du champ de vision la façade du Palais, tandis qu’à droite le Palais écrase par sa dimension la plus petite des pyramides, dérisoire à ses pieds. Ce contraste entre l’ancien et le moderne, entre les aspérités des sculptures en façade et la surface lisse et réfléchissante des vitres, elle aura d’ailleurs un rôle important dans la suite de notre réflexion, mais il convient d’en retenir surtout ici l’idée de décomposition entre les deux parties de ce qui est aujourd’hui un seul et même monument.
 
On retrouve par ailleurs et à plusieurs reprises le motif de la décomposition dans la bande dessinée, mais différemment : à travers le personnage de Durieux, aveugle et amputé de plusieurs membres supérieurs, ses prothèses artificielles étrangement mis en valeur le temps d’une case ; à travers le démantèlement du cartel mexicain, aussi ; etc. Quant à cet évidement de l’espace qui lui est adjoint, il est symbolisé par le fumigène vert qui engloutit les galeries du Louvre à la fin, jusqu’au musée lui-même.

Si l’on avance donc en apesanteur dans un récit qui fait du dérèglement son équilibre, un dernier élément n’est pas sans rappeler le rêve auquel il s’apparente. En effet, cette bande dessinée est singulièrement silencieuse. Malgré les multiples coups de feu, explosions, chocs assénés et moteurs rugissants, aucune onomatopée n’est utilisée dans le récit, ce qui a pour effet de rendre l’atmosphère particulièrement irréaliste, cotonneuse, et donc étrange. Comme dans un rêve, la bande dessinée avance dans un silence ouaté qui n’est troublé que par les discussions des protagonistes. Une exception néanmoins : lorsque le téléphone sonne, les dessinateurs s’autorisent un discret « vrrrrrrrrrrr » ou « biiiiiiiiiibiiiiiiiiiiiiiip », bruits caractéristiques des mobiles en mode vibreur ou discret, qui ne font que souligner la quiétude sonore de la bande dessinée, dans laquelle il est ainsi possible d’entendre même les mouches voler. Et puis surtout, ces bruits en appellent indirectement à la fonction phatique du langage, ils invitent à entrer en communication, à parler, à se confronter à la langue, exercice donc privilégié des trois héroïnes. Le motif du silence renvoie ainsi à celui du vide qui est continuellement creusé à chaque plan, faisant de la bande dessinée un monde de vertige dépourvu d’écho.

Enfin, le style du dessin va complétement dans le sens de ce qui a été dégagé ici. Discrètement protéiforme, eu égard aux traits reconnaissables de Ruppert & Mulot d’une part et de Bastien Vivès d’autre part, il reflète l’ambition de déconstruction à l’œuvre dans la bande dessinée. Tandis que la dimension éthérée et dépouillée de l’ensemble, redevable autant au duo (qui fait de l’élision la base de son style) qu’à Vivès (ne serait-ce qu’à travers l’aquatique Goût du Chlore), mais différemment, rappelle les motifs de l’évidement et de l’apesanteur déclinés dans le récit.

à suivre...

 
Toutes les images sont extraites de l'album La Grande Odalisque Copyright © Vivès / Ruppert & Mulot - Dupuis 2012
Pour plus d'informations sur cet album, connectez-vous au site de l'éditeur : http://www.dupuis.com/catalogue/FR/al/32757/la_grande_odalisque.html