dimanche 22 décembre 2013

A la loupe : LE SECRET DE LA LICORNE d'Hergé - Article pour Doryphores ! numéro 7

A la loupe :

LE SECRET DE LA LICORNE d'Hergé

Le Secret de la bande dessinée

 
 
 
Ce texte a été publié à l'origine dans le numéro 7de la revue Doryphores !




Préambule

 

L’expression « joindre le geste à la parole » ne peut sans doute pas constituer une définition de la bande dessinée, mais plutôt une métaphore, une image à laquelle on pourrait assimiler les mécanismes qui président à cet art. C’est sur ce postulat qu’on essaiera de bâtir notre réflexion.

La parole, c’est le langage, c’est le discours – autrement dit, c’est le récit. Même dans la plus muette des bandes dessinées, dans le plus silencieux des romans graphiques, même quand les récitatifs n’éclairent pas systématiquement par les mots le plafond de la case, même quand les phylactères se sont envolés par-delà la vignette, il existe une parole sourde, celle du récit, celle de l’histoire qui court entre les interstices du dessin, d’un cadre à l’autre, bondissant de vignettes en vignettes, saturant l’espace du plus envoûtant des bavardages : la narration.

Le geste, c’est l’image. C’est le dessin, dans les deux sens du terme : d’abord le dessin qui est fait, le travail du dessinateur qui se plie à la volonté de la parole du récit pour la rendre visible ; et puis justement le dessin que l’on voit dans la case, que l’on regarde, cette balise sur le chemin de la fiction. Le geste, c’est donc la représentation.

 

C’est vous, ça ? 

 

Dans son séminal ouvrage sur le 9ème Art (Case, planche, récit – Lire la bande dessinée), Benoît Peeters interroge l’écart qui sépare la représentation en peinture de celle en bande dessinée. Il évoque notamment le fait que si le premier est « clos et suffisant », l’autre n’est jamais qu’une suite d’ « objets partiels pris dans le cadre plus vaste d’une séquence »[1], c'est-à-dire une suite d’images dépendantes les unes des autres. Benoît Peeters en illustre la conséquence en évoquant « cette case célébrissime du Secret de la Licorne où Haddock vient crever le portrait de son ancêtre, faisant littéralement surgir la mobilité de la bande dessinée dans le hiératisme de la peinture d’époque »[2]. Il souligne par là que « lorsque la bande dessinée classique représente la peinture, elle s’empresse la plus souvent de la défaire ».

En interrogeant son rapport aux autres médias, la bande dessinée montre qu’elle réfléchit ainsi sur ses propres capacités à représenter le réel, et qu’au final elle se regarde se faire, tel une sorte de Doppelganger, réalisant un récit qui n’est autre que celui de sa création. Dans ce sens, tout l’enjeu du Secret de la Licorne se résume à raconter sa propre genèse, à « défaire » l’image pour voir comment se « fait » la bande dessinée. Et comme dans tout bon récit, celui-ci reposera sur un conflit. Car il semble ici qu’avant de mettre en échec la peinture, la bande dessinée soit justement mise en péril et qu’elle soit d’abord elle-même menacée d’être « défaite » : « défaite », la représentation, et « défait », le récit.

 

1. « Dis donc, Milou, voilà un joli navire. »

 

Tintin trouve dans un marché d’antiquaires le modèle réduit d’un navire qui sera au centre de l’album et du suivant (Le Trésor de Rackham Le Rouge). Le héros à la houppette en fait l’acquisition dans le but de l’offrir à son ami le capitaine Haddock. Arrêtons-nous un instant sur cette maquette : on peut l'assimiler, un peu comme la case telle qu’elle est décrite par Benoît Peeters, à un « objet partiel ». C'est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un bateau, même s’il n’est jamais désigné autrement (« ce bateau, votre bateau, mon bateau, etc. »[3]), qu’il n’a pas été conçu pour naviguer sur l’eau, et qu’il n’est même pas sûr qu’il supporte le contact d’un élément liquide. Pourtant il en a l’apparence, et c’est en cela qu’il est « partiel » : il n’est qu’une représentation – une miniature, au même titre qu’une case de bande dessinée peut être regardée comme la miniature d’un tableau.
 
 
 


Il est intéressant que l’aventure de Tintin s’ouvre alors de cette façon, par la découverte d’une représentation. Car si l’on examine les deux cases qui illustrent cette découverte, on se rend compte qu’au stand de l’antiquaire, il n’y a pas seulement que le modèle réduit qui est face au personnage, mais qu’un miroir s’y trouve aussi. En fait, quand il s’accroupit pour mieux examiner le navire, Tintin semble se regarder lui-même et se reconnaître dans cette représentation, s’y identifier parce que lui-même est une représentation – le miroir apparaît alors comme le signe de cette reconnaissance fondée sur le dédoublement. Le bateau et Tintin se ressemblent en tant qu’ils sont tous deux des images « partielles » d’un autre unique et complet dont les mouvements ne sont pas suspendus par la miniaturisation. Cela expliquerait aussi pourquoi notre héros se cesse de s’extasier devant l’objet (« voilà un joli navire, il est vraiment très joli » - même le capitaine Haddock y va de son couplet : « Oh ! … Quel magnifique vaisseau ! »), pourquoi il attire tant la convoitise d’autres personnages au début de l’album, et enfin pourquoi Tintin ne cède pas devant les enchères de ces concurrents qui vont jusqu’à multiplier par dix sa valeur d’achat. La miniature a autant de valeur que l’existence propre du personnage, puisqu’elle fonde la condition de cette existence elle-même : celle d’une représentation. Tintin y est peut-être autant attaché que Raphaël de Valentin à sa Peau de Chagrin.

Un détail accentue l’idée de cette correspondance et concrétise l’analogie entre Tintin et le bateau. Plus loin dans l’aventure, Tintin perce partiellement le secret que renferme la maquette : après qu’on la lui ait volée et que son appartement ait été mis à sac, notre héros découvre opportunément un petit rouleau de papier sous sa commode. Il est d’abord perplexe devant cet objet qui ne « [lui] appartient pas » et qui renferme un « charabia » impénétrable[4]. Et puis, il se rend soudainement compte que « ce papier devait se trouver enroulé dans le mât de [son] bateau. Il s’en sera échappé lorsque le mât s’est détaché, en tombant, et il aura roulé sur le meuble… »[5]. Et c’est aussi à travers ce papier qu’on arrive à un point crucial de la correspondance : car, comme Tintin, le bateau était une représentation qui renfermait une parole. Car comme la maquette, le héros de bande dessinée Tintin joint le geste de sa représentation (son apparence conditionnée par la miniature / l’image) à la parole, c’est-à-dire celle du récit qui l’anime. Tous les deux, le personnage comme la maquette, apparaissent donc comme un objet creux dans l’image et que la parole remplit pour lui insuffler la vie, une vie secrète, toujours à découvrir, celle du récit, celle du Secret de la Licorne, justement.

Car le secret de la Licorne – le secret de ce bateau qui s’appelle « La Licorne » – c’est précisément la parole qu’elle renferme. En percer le secret, c’est donner un sens à cette parole. Et alors, la maquette ne devient plus seulement un double potentiel de Tintin ou de l’image en général, mais bel et bien du récit dans son ensemble. En quelque sorte, on est en présence de la parole du récit elle-même, miraculeusement incarnée dans la bande dessinée : l’album a pour titre Le Secret de la Licorne, et ce secret, c’est à la fois celui qui fonde le récit (celui qu’on déroule au fil du récit) et celui que renferme la maquette (celui du parchemin qui s’est déroulé en tombant du mât brisé) – c’est à la fois le nom de la bande dessinée et celui de l’objet qui en est en son centre. Si l’on s’en tient à cette formule – la bande dessinée joint le geste (la représentation) à la parole (le récit) – alors la maquette est pour ainsi dire l’image même de la bande dessinée qui s’appelle Le Secret de la Licorne, parce qu’il s’agit bel et bien de la représentation de la dite Licorne, représentation à laquelle est associée le manuscrit qu’elle renferme, ce phylactère d’un autre âge. Tintin ne trouve donc pas seulement un double de sa propre image mais aussi une miniaturisation du récit dont il est le héros, un peu comme lorsqu’on tient un globe terrestre entre les mains : la bateau est une maquette de la bande dessinée qui l’englobe et la totalise. Le Secret de la Licorne, c’est alors celui de la bande dessinée elle-même.

Et n’oublions pas que cette parole – celle du bateau et celle du récit – « n’appartient pas » à Tintin et qu’elle n’est encore qu’un « charabia ». Gardons aussi à l’esprit que ce papier, c’est toute la valeur qu’accorde à la maquette l’un des prétendants à son acquisition, celui-là même qui a cambriolé Tintin : il voulait lui voler ce manuscrit, il voulait l’en défaire pour se l’approprier[6]. Posséder la parole du bateau, c’est en percer le secret et arriver au terme du récit – du moins, c’est s’en approcher : « Si, au moins, je parvenais à en saisir le sens », se lamente Tintin. Il dit là deux choses : si au moins il parvenait à comprendre le « charabia » qu’il a sous les yeux, et si au moins il parvenait à saisir le sens du récit (c'est-à-dire les raisons de l’imbroglio de complots qui se trament autour du bateau). Et si pour l’instant ce sens n’apparaît que sous le brouillard diffus d’un charabia, c’est que rien n’est encore résolu, et qu’au contraire les personnages ne vont cesser de se perdre dans ce labyrinthe des doubles. Car, finalement, ce sont les dédoublements qui fondent le récit.

 

En effet, la maquette, objet duel, est à la source d’une fascination et d’une confusion croissantes pour les personnages envers la notion de double. D’ailleurs, l’un des candidats à son acquisition, le collectionneur Ivan Ivanovitch Sakharine manifeste cette caractéristique de manière exacerbée[7]. Il ne s’intéresse au bateau que découvre Tintin uniquement parce qu’il en possède un autre absolument identique. Quand notre héros se rend chez lui et qu’il s’aperçoit que ce n’est pas le sien mais un autre semblable, Sakharine lui dit : « je comprends votre surprise. Moi-même, au Vieux Marché, ce matin, j’ai été stupéfiait de découvrir un bateau exactement pareil au mien. Et c’est parce que cela m’a paru extrêmement curieux que j’ai tellement insisté pour vous le racheter… »[8]. Chaque personnage semble ne s’intéresser au bateau que parce qu’il y projette le double d’une autre chose – ce qui se justifie dans le sens où le bateau est le double du récit, et donc de toutes choses qui le composent. Et l’ami à qui Tintin veut offrir ce cadeau ne déroge pas cette règle. On peut même dire qu’il la développe jusqu’à son point de rupture.

 

2. « Mais regardez de plus prêt. » 

 

Effectivement, quand Tintin montre l’objet au capitaine Haddock, ce dernier passe lui aussi par un sentiment de reconnaissance : « Quelle extraordinaire coïncidence ! … Figurez-vous que… ». Et il ajoute dans la case suivante : « Non ! Accompagnez-moi chez moi : vous verrez »[9]. Il est intéressant que le personnage passe de « figurez-vous » à « vous verrez ». La première réplique évoque l’imagination d’une représentation, fondamentalement inachevée parce que « partielle » (« figurez-vous que » est suivi de points de suspension) : en fait on est réellement ici dans le domaine de l’impression fugitive, du déjà-vu, de la représentation mentale – la reconnaissance de Haddock vient alors redoublée la maquette du navire, elle y superpose une autre « figuration », au même titre que Tintin y associait sa propre image. Mais à la différence de ce dernier, Haddock ne voit pas tant en l’objet l’image confuse d’un double possible (c'est-à-dire une sorte de fétiche lié à soi par une identité de condition), mais il y reconnaît un double exact. C’est là tout le sens du « vous verrez », car de cette façon Tintin va pouvoir, à son tour, saisir précisément la nature même du double qui a été perçu par son ami le capitaine. Les personnages vont avoir le privilège d’exercer leur regard et de pouvoir « voir ». C'est-à-dire qu’ils vont avoir l’occasion de redoubler la bande dessinée, et en l’occurrence de parvenir à comprendre en quoi ce bateau est un double, en quoi l’impression confuse qui s’en dégage répond à une réalité « autre » (en ce sens, on voit bien que le point d’exclamation qui suit la réplique s’oppose aux points de suspension et souligne le renversement). Il y a donc un réel basculement qui s’opère du « figurez-vous… » au « vous verrez ! ». Et comme on va le voir nous-même, ce basculement ne concerne pas seulement les deux cases dont on vient de parler mais le récit tout entier.   

A la page suivante, quand les deux personnages sont arrivés au domicile du capitaine, ce dernier insiste encore sur l’importance du regard, ce regard qui va faire basculer la bande dessinée dans une autre dimension : « vous allez voir… » et « regardez !»[10]. Cette dernière injonction est coordonnée à un geste de monstration de Haddock qui désigne une peinture exposée dans son salon. Le caractère du double prend alors une dimension toute nouvelle, car la peinture représente un portrait en tous traits semblable à Haddock. Or, il ne s’agit pas du capitaine Haddock, mais du chevalier de Haddoque, qui servit sous le règne de Louis XIV. Le portrait est donc deux fois le double du personnage : d’abord parce qu’il s’agit d’une représentation, et puis aussi parce qu’elle n’est pas celle de Haddock mais d’un autre qui lui est identique. Et on se rend compte, aussi, que cette case redouble deux fois le regard du lecteur : d’abord parce qu’à ce moment il doit regarder par-dessus l’épaule des acteurs de la scène et qu’il doit suivre le geste du capitaine (c’est bien lui, ici, qui donne à voir), et puis aussi parce que l’image de la case est doublée d’une autre image en abyme, celle du tableau[11]. Tintin s’étonne de la ressemblance et bégaye « C’est… c’est vous, ça ? » en désignant à son tour la peinture. Encore une fois, on est face à un geste de reconnaissance. Le trouble de Tintin est caractéristique de la confusion que fait naître le télescopage des représentations et leur caractère double (quand il dit « c’est vous, ça ? », il parle bien du tableau et non de ce qu’il représente, et il identifie dès lors Haddock à l’image).



Et si de la sorte on double effectivement l’image de la bande dessinée, on n’en est pas moins dans une configuration tout à fait inédite. Le geste et la parole des deux personnages, dans ces deux cases, sont de ce point de vue fort révélateurs : Tintin montre du doigt la peinture, et Haddock de son côté fait la même chose, tandis que leurs propos ne portent que sur le portrait. Tout se recentre dès lors sur une représentation qui n’est pas celle de la bande dessinée, mais qui en est une autre. On n’est plus dans cette logique qui place les épisodes de la narration ou la narration elle-même au tout premier rang. La logique du geste et de la parole se concentre ici sur la représentation, mais en la désincarnant (c'est-à-dire en la dédoublant). Car dans ces deux cases, le geste et la parole ne sont pas associés au bénéfice de la bande dessinée pour construire un sens (même « partiel »), mais au contraire ils se détournent d’elle au profit d’une autre image, dans le seul but de la gloser. C’est tout à fait clair dans la case qui suit, où les deux personnages tournent le dos à la case pour se concentrer sur un détail de la peinture (« Regardez-y de plus près. Examinez le vaisseau à l’arrière-plan »). Or, quand on glose, que fait-on sinon redoubler par la parole ce que l’on a sous les yeux ? La représentation ne vient donc plus redoubler le récit en en donnant l’image, c'est-à-dire en le parachevant par sa réalisation graphique – au contraire la parole vient redoubler la représentation dans le seul but de la répéter. Et dès lors, la bande dessinée est doublée : le geste et la parole des deux personnages « défont » la bande dessinée parce qu’elle concentre chaque « objet partiel » (chaque case) sur un objet « clos et suffisant » en la figure du tableau. Les cases ne sont plus dès lors « à suivre », mais elles répètent une même situation en forme d’impasse : le regard porté par les personnages sur le tableau, au fond de l’image.

En fait, il semble qu’ici la séquence est littéralement emprisonnée dans le cadre de la peinture, comme si dès lors que les personnages avaient posé les yeux sur le portrait, ils ne pouvaient plus s’en dégager, et la bande dessinée avec. Le cadre partiel de la case est pour ainsi pris au piège du cadre clos et totalisant du tableau. La bande dessinée est prisonnière de son double comme si sa fascinante complétude et son individualité l’avaient hypnotisé. Et évidemment, le fruit de cette concentration sur la représentation est exactement l’inverse de la restitution d’événements, car on ne fait que s’arrêter sur une image pour ainsi dire morte et qui ne « raconte » rien, et qu’on redouble et répète cette image par la parole en la glosant, en la décrivant, en la détaillant : on fait du sur-place. La bande dessinée est donc pour ainsi dire immobilisée par son double, un double qui la dénie. C’est ainsi que de façon très révélatrice Tintin en est arrivé à remettre en cause l’identité du capitaine en l’identifiant avec son double (qui pourtant, rappelons-le, n’est pas lui de deux manières différentes, puisqu’il n’est qu’une représentation et qui plus est la représentation d’un autre) : « C’est vous, ça ? ». Dans cette réplique qui est à la fois geste et parole (énoncé et monstration), Tintin détourne l’identité de Haddock (« vous ») vers son double (« ça ») de la même manière que la bande dessinée est alors détournée au profit du tableau.

Etant donné que le tableau absorbe la convergence constructrice qui préside à la bande dessinée, le geste et la parole sont réduits à ne plus se concentrer que sur la représentation et la redoubler en montrant les éléments qui la fondent. Alors, joindre le geste à la parole revient à anéantir la représentation elle-même, à la redoubler dans une sorte de trou noir (le cadre clos de la peinture) qui l’avale, la déconstruit, la défait, et du même coup défait dans la bande dessinée toute autre possibilité de représentation et donc de narration. A ce stade, la logique du récit se suspend et s’émiette – le double est parvenu à faire se replier la représentation sur elle-même.

  

Cependant, c’est cette nature même du double qui permet au récit et à sa représentation de sortir du repli dans lequel il s’était enfermé. En examinant l’arrière-plan du tableau, les personnages découvrent que le bateau qui s’y trouve représenté est « le même, exactement le même » que celui trouvé par Tintin au Vieux Marché. Voilà donc quelle était la nature duelle que possédait le modèle réduit aux yeux de Haddock : il est le double de celui représenté dans l’image. Et c’est là « l’extraordinaire coïncidence » dont parlait le capitaine – car le bateau réussit, de façon inespérée, à concilier la peinture et la bande dessinée. Grâce au bateau, la peinture n’apparaît plus comme ce corps étranger dans la bande dessinée qui l’avale et qui l’anéantit, mais elle parvient à communiquer avec la bande dessinée. Autrement dit, la peinture et la bande dessinée se découvrent un point commun en l’espèce du bateau. Et la coïncidence est « extraordinaire », parce que pour une fois ce que représente le tableau n’est pas un double qui dénie la bande dessinée (comme c’était le cas pour l’opposition Haddock / Haddoque) mais un double qui s’y identifie. D’ailleurs, à cet égard, la représentation picturale du bateau nous permet même d’allier le geste et la parole de façon significative, car « celui-ci porte un nom », comme le signale Tintin en le soulignant de son doigt : « regardez, là, en tout petits caractères : LA LICORNE »[12]. Ce geste et cette parole ne se situent plus seulement dans le redoublement stérile de ce qui est vu, mais ils apportent à l’image un sens qui la replace dans la conduite du récit. Le regard (« regardez, là ») ne se contente plus seulement de regarder, mais il lit, et cette lecture donne une vie, c'est-à-dire une existence (ou encore un sens) à ce que renferme la peinture : le bateau obtient alors une identité qui lui est propre et qui le baptise : « LA LICORNE ». Ce qui fait dire à Tintin : « Le mien porterait-il un nom aussi, par hasard ?... Nous aurions dû le prendre avec nous. Attendez-moi, je vais le chercher. Si le mien portait le même nom, ce serait vraiment drôle… »[13]. Les personnages se remettent à l’action du simple fait que le tableau se soit conformé à la réalité de la bande dessinée, et que le geste et la parole lui aient donné un sens. Mais n’y-t-il pas danger, justement, à ce que la peinture, par la jonction du geste et de la parole qui s’effectue en son sein, fasse ainsi sens en lieu et place de la bande dessinée ? N’ y a-t-il pas péril en la demeure si l’objet (qui est l’objet même de la bande dessinée, son double et sa fin) n’ait pas lui-même dévoilé son identité, son histoire, son sens ? On va voir que si Tintin pense que la coïncidence « serait vraiment drôle », la plaisanterie va vite tourner court.

 

Car en effet, l’intrusion du tableau, même si elle a été résolue, n’en a pas moins laissé des stigmates à la bande dessinée et à l’univers qui est le sien. On pensait que, réunifiés et réinvestis de leurs portées respectives, le geste et la parole avaient permis de réconcilier le tableau et la bande dessinée en donnant au bateau une identité et une singularité au sein du récit (qui lui permet donc ne plus être perçu par le prisme du double et donc par celui de l’imposture). Mais cette réconciliation a forcément lieu en faveur d’un compromis : on ne peut avoir ôté à la peinture son caractère double sans avoir à en subir certaines conséquences. Car si la bande dessinée ressort apparemment victorieuse de sa confrontation avec le tableau, la surprise qui attend Tintin à son domicile va nous faire réévaluer la chose : « Saperlipopette !... Il a disparu !!! », s’exclame-t-il en parlant de son bateau, introuvable à la place où il l’avait laissé. Une seule conclusion possible : quand le geste et la parole se sont réalisés à l’intérieur du tableau en apposant à la représentation du bateau le nom qu’il porte, ils en ont du même coup avorté toute possibilité d’existence du même bateau dans l’univers de la bande dessinée. On l’a dit : le bateau a désormais une identité qui le singularise, toute duplication est donc impossible, car « en venant à l’existence, il élimine son double »[14]. En effet, « l’unique comble l’attente en se réalisant, mais la déçoit en biffant tout autre mode de réalisation »[15]. Or, le bateau de Tintin n’a jamais été qu’un double, un double de lui-même, un double de Tintin, un double de la bande dessinée, un double de celui possédé par Ivan Ivanovitch Sakharine, un double de celui représenté dans le tableau de Haddoque, « et c’est la disparition de ce pâle fantôme du réel qui surprend un moment la conscience [de Tintin] lorsque s’accomplit l’événement »[16]. « Saperlipopette ! », donc : le double a été biffé de la bande dessinée. Comme hypnotisés, le geste et la parole se sont d’abord contenter de converger leurs efforts respectifs vers le tableau – mais maintenant, ils lui appartiennent, ils ont été dépossédés d’eux-mêmes par la peinture.

Petit retour en arrière : on a dit plus tôt que la bande dessinée avait été prisonnière du cadre de la peinture qui la retenait pour ainsi dire enfermée à l’intérieur de ses bornes de représentation. On a dit aussi que la maquette du bateau était en quelque sorte aussi une maquette de la bande dessinée, un fétiche, un signe total d’elle-même. Alors, en découvrant le bateau dans la peinture, les personnages achèvent symboliquement d’y enfermer la bande dessinée. C’est comme si leur regard, en révélant la présence du bateau sur la toile, l’y avait placé. Dès lors, c’est comme si la bande dessinée avait perdu son double positif (qui l’englobait et auquel elle s’identifiait – la maquette) au profit de son double négatif (qui la dénie et la défait – le tableau). La maquette disparaît donc de la réalité de la bande dessinée, elle est désormais prisonnière de la peinture. C’est pourquoi aussi Tintin ne découvre plus qu’une parole séparée de sa représentation dans la suite du récit (le manuscrit que renfermait la maquette) : la représentation est symboliquement retenue prisonnière d’un autre monde. L’impasse demeure donc présente. Et le texte que considère Tintin s’avère alors incompréhensible, il n’a aucun sens, parce qu’il n’est qu’un signe destitué de sa nature binaire. En effet, il ne faut pas oublier que la représentation « est à la fois indication et apparaître ; rapport à un objet et manifestation de soi »[17] : or, ici, la parole ne fait que se manifester en l’absence de l’objet auquel elle est en rapport. Le geste et la parole sont désunis, déséquilibrés, dépossédés d’eux-mêmes, comme on a dit plus tôt : la parole n’est redoublée par aucune représentation. Elle ne fait donc pas sens, elle n’est qu’un « charabia ».

Pour réinstaurer l’équilibre entre le geste et la parole, il faudra reprendre la représentation à l’autre monde qui la retient prisonnière.

 

C’est ce qui s’engagera alors dans la suite du récit. De retour chez Haddock, Tintin découvre que son ami a pour ainsi perdu ses esprits, que cette histoire lui est monté à la tête. Il faut noter qu’à chaque fois que Tintin s’absente un dérèglement s’opère. A chaque fois que le vecteur du récit est déplacé, il ouvre une brèche au chaos dans la bande dessinée. La suite ne pourra être considérée que comme une lutte pour la reprise de contrôle du corps d’Haddock, possédé par son double, et par extension de celui de la bande dessinée, déréglée dans sa représentation. Lutte – rappelons-nous bien ce mot – qui commence quand le capitaine empoigne avec détermination sa bouteille de rhum et qu’il dit à Tintin : « Je vais vous raconter cela… »[18]. La bande dessinée se double dès lors d’une autre mise en abyme, qui n’est plus celle, formelle, d’un tableau qui l’enferme dans la suffisance close de son cadre et qui en annule la progression, mais celle d’un récit enchâssé, extrait pour ainsi dire de ce même cadre, c'est-à-dire encore de ce même monde. Le récit surgit du repli de la peinture et s’interpose entre elle et la bande dessinée. Or, ce récit, c’est celui précisément celui d’une lutte : une lutte entre le chevalier de Haddoque et les pirates qui abordent La Licorne, une lutte entre le capitaine Haddock et son aïeul, une lutte, enfin, entre la bande dessinée et la peinture.

 

On aboutira alors à « cette case célébrissime du Secret de la Licorne où Haddock vient crever le portrait de son ancêtre, faisant littéralement surgir la mobilité de la bande dessinée dans le hiératisme de la peinture d’époque »[19]. Et tout est bien qui finit pour le plus grand bonheur du lecteur qui poursuit sa lecture.

Cases extraites de l'album Le Secret de la Licorne Copyright © Hergé / Moulinsart 2013


[1] Benoît Peeters, Case, planche, récit – Lire la bande dessinée, page 20 (Casterman, 1998).
[2] Idem.
[3] C’en est même presque obsessionnel : on dirait qu’en plus de dénier à la maquette son statut de représentation pour n’en plus voir que ce qui est représenté, les personnages s’y cramponnent avec un grand désir de possession, presque de fétichisme (voir la multitude des « le mien, le vôtre, celui-ci est à moi, au mien, mon, votre » qui se rattachent au bateau). 
[4] Hergé, Le Secret de la Licorne, page 11 (Casterman, 1947).
[5] Op.cit., page 12, case 1.
[6] « Celui qui a volé mon bateau savait que ce papier s’y trouvait caché. […] C’est pour le reprendre que le voleur est revenu et qu’il a fouillé partout ». Op.cit., page 12, case 2.
[7] Ne serait-ce que par son nom dont les deux patronymes se redoublent en bégayant : Ivan Ivanovitch. 
[8] Op.cit., page 8, case 5.
[9] Op.cit., page 5, cases 11 et 13.
[10] Op.cit., respectivement cases 2 et 3 de la page 6.
[11] D’ailleurs, celui-ci ne sera jamais représenté dans l’album autrement dans les cases que de manière frontale, de façon à ce que son cadre soit parallèle à celui de la case. Il ne peut apparaître qu’ainsi, ni de biais, ni de dessus, ni de dessous, parce qu’il ne serait plus, dès lors, strictement en abyme – il ne serait plus ce cadre dans le cadre.
[12] Op.cit., case 8, page 6.
[13] Op.cit., cases 9 et 10, page 6.
[14] Clément Rosset, Le Réel et son double, pages 42 et 43.
[15] Op.cit., page 43.
[16] Idem.
[17] Michel Foucault, Les Mots et les choses, page 79.
[18] Idem.
[19] Benoît Peeters, op. cit.

mardi 22 octobre 2013

Kaboom numéro 3

KABOOM

numéro 3

 
 
Ces jours-ci va sortir le troisième numéro de "Kaboom".



On y trouvera, au rayons des entretiens, de passionnants propos tenus par Don Rosa, Richard Corben, Ruppert & Mulot, Daniel Clowes, Conrad... Joseph Ghosn y a écrit un très bel article sur Floc'h, superbement titré "La traversée des apparences". Mais il sera aussi question de Jaime Hernandez, Peter Blegvad, Joe Matt, Kengo Hanazawa, Shintaro Kago et de la disparition de Moebius vue par la fine fleur des mangakas... Et puis, ceux qui ne se sont pas encore précipités sur le magnifique essai de Pierre Pigot intitulé Apocalypse Manga pourront en découvrir un extrait.

 
Pour ma part, j'ai réalisé un entretien avec l'éblouissant René Follet, dont la virtuosité n'a d'égale que sa profonde gentillesse. Avec lui, j'ai eu l'occasion de rebrousser le temps, d'explorer la nature onirique de son dessin et d'évoquer une fascination partagée pour Stevenson, dont il vient de signer une biographie dessinée en compagnie de Rodolphe.



Et puis, on y lira aussi un texte dont je suis coupable à propos de Peyo et Les Schtroumpfs, où il est question de Dada, de poésie, et de la réversibilité du monde.



Encore une fois, je ne peux conclure ce billet autrement qu'en saluant le travail de Stéphane Beaujean, qui donne beaucoup de lui-même pour faire exister cette revue.

La suite dans trois mois, car "Kaboom" devient officiellement un trimestriel à compter de ce numéro.

samedi 28 septembre 2013

Notes de lecture : LES AVENTURES DE LA FIN DE L'EPISODE de Lewis Trondheim et Frank Le Gall

Notes de lecture :

LES AVENTURES DE LA FIN DE L'EPISODE

de Lewis Trondheim et Frank le Gall

(l'association)

 
 
Le scénario des Aventures de la fin de l’épisode se concentre intégralement sur le dénouement d’une histoire policière de type « whodunit ». Le récit s’ouvre sur une configuration classique pour ce genre d’épilogue : dans un grand salon d'hôtel, une nuit d’orage, un pseudo Holmes accompagné d’un pseudo Watson font face à un prévenu menotté, escorté par un agent de police. C’est une scène de révélations comme on en a lu / vu des centaines, sauf que le criminel confondu est caché derrière un masque de Loup-garou, et le détective s’apprête à dévoiler sa véritable identité. Sous ce déguisement, on découvre le directeur de l’hôtel, mais les explications qu’il donne ne satisfont pas le détective. Celui-ci ôte ce qui n’était encore qu’un masque, et ainsi de suite dans une série de marabout-bout-de-ficelle où le coupable a de plus en plus à voir avec une poupée gigogne, ou alors avec une pelure d’oignon, "épluché" qu'il est au fil des pages : le réceptionniste, un vieil ennemi du détective, un de ses anciens associés, la boulangère du village... Le non-sens et l'absurde font loi et atteignent leur paroxysme quand les personnages échangent leur rôle. L'enquêteur découvre que le personnage arrêté était en fait son acolyte, qui lui avait joué un tour ; il se tourne alors vers celui qui se faisait passer pour son ami depuis le départ et le démasque ; sous le déguisement, le détective se rencontre lui-même, qui avait prévu l'imposture ; et enfin tombe le masque de celui qui avait usurpé la place du héros depuis le début (ou peut-être devrait-on mieux dire la fin) : le Loup-garou.
 
À un premier degré de lecture, l'aberration surréaliste de cette bande dessinée fascine totalement. C'est le propre du génie de Trondheim à l'époque que d’inventer ce genre de récit d'une implacable rigueur et d'un humour si distancié. Le trait raffiné et gracieux de Le Gall n'est évidemment pas non plus pour rien dans l'infini plaisir qu’on éprouve face à ce petit objet. Et l'univers emprunté aux récits policiers typiquement britanniques constitue un supplément indéniable au charme qui se dégage de ces quelques pages.

 
Comme souvent chez Trondheim, le scénario puise sa source dans la parodie. La série des « Formidables aventures de Lapinot » et des « Donjons » en sont exemplaires : détournement et décalage y sont les maîtres mots de l'action. Entre parenthèses, le duo Trondheim / Le Gall se trouvera à nouveau réunit autour du personnage de Lapinot pour un pastoral pastiche des récits romantiques d’amour déçu, intitulé Vacances de Printemps. Pour Les Aventures de la fin de l'épisode, les auteurs se sont penchés sur un cliché, un stéréotype, un topos, pour en épuiser toutes les ressources. L'hôtel du château de la gare, l'Holmes, le Watson, le criminel, le Loup-garou, le masque : tout est déjà vu. Et puis la parodie joue sur les effets de mise en scène : à chaque fois que l'enquêteur enlève un masque au coupable, l'action est suspendue par un coup de tonnerre, vieux symbole éculé du coup de théâtre, dont la répétition systématique accentue le caractère absurde. Au fur et à mesure que les révélations deviennent de plus en plus tarabiscotées, le coup de tonnerre est figuré avec de plus en plus de recul : d'abord aux fenêtres de l'hôtel ; et puis dans le parc, l'hôtel vu au loin ; et dans la lande, l'hôtel invisible ; et enfin depuis l'espace, notre planète réduite à la taille d'un petit pois. Il y a ici quelque chose de plus qu'une parodie, davantage qu'un détournement : comme si les auteurs voulaient signifier qu'il fallait justement prendre du recul, ne pas se borner à la littéralité comique du pastiche, mais considérer la chose dans son ensemble. Car, qu'est-ce qu'une parodie, sinon un discours sur ce qui est parodié ? Autrement dit : une forme de métatextualité. Comme le rappelait Mel Brooks, la parodie ne se moque pas de son sujet, elle constitue au contraire une déclaration d’amour, qui en fait l’analyse, pour en montrer le fonctionnement - en ce sens, la parodie constitue une entreprise de structuralisme ludique. En prenant du recul par rapport à son sujet, recul inhérent à la parodie et figuré par le recul du coup de tonnerre, Les Aventures de la fin de l'épisode double son scénario d'un discours sur lui-même.
 
Tout est affaire de dédoublement dans le récit, ne serait-ce que par le truchement des masques. Même le Loup-garou, qui semble être utilisé pour la couleur fantastique qu'il apporte à l'ensemble, a une résonnance particulière en termes de dualité : le lycanthrope, c'est celui qui se dédouble en animal, en loup.  Et puis il y a le fameux "hôtel du château de la gare", qui ne se contente pas d'exploiter un lieu commun mais deux (voire trois). Le tout confine au non-sens et s’annule lui-même : le décor ne renvoie à aucun espace réel, mais à une localisation impossible, parce que paradoxale – le lieu-même de la fiction. Le summum est atteint lorsque les personnages échangent leur rôle, et qu'un moment donné on a simultanément dans la case deux Watson, et puis deux Holmes. Le héros comme le lecteur perd totalement ses repères, comme si aucun protagoniste n'avait de personnalité propre, et qu’ils ne s’incarnaient qu’en de vulgaires coquilles vides, de simples pelures d'oignon qu'on éplucherait sans fin.
 
 

 
Le vertige est fascinant et provoque une certaine jouissance, mais il nous suggère aussi une autre idée. Le retournement de situation final revient à la configuration de départ : l'Holmes, le Watson, le policier, et le Loup-garou, mais dont les places sont interverties. Il y a dans ce retournement une invitation à un retour littéral à la case départ, une injonction implicite pour que le lecteur revienne au début de la bande dessinée – comme dans l'épilogue de La Bibliothèque de Villers de Benoît Peeters, où le narrateur ne livre pas la solution de l'énigme qui a pourtant tenu en haleine depuis le début du livre, mais enjoint au contraire le lecteur à en reprendre la lecture du début pour comprendre de lui-même. Le premier mot du récit, "finalement", prendrait alors tout son sens, puisqu'on doit précisément y retourner, à la fin. Tout est déjà contenu dans la nuance grammaticale du titre : il y a plusieurs aventures pour un seul épisode, c'est à dire plusieurs parcours et plusieurs lectures possibles de cet épisode, ainsi qu’un dénouement qui ne finit jamais de recommencer. Les Aventures de la fin de l'épisode fonctionne comme un ruban de Moebius à parcourir à l'infini.

 
Cependant, le cercle n'est pas aussi fermé qu'il semble nous le faire croire. Si la bande dessinée invite à faire un retour sur elle-même, ce n'est pas forcément pour y lire toujours la même chose, mais au contraire pour y découvrir autre chose – une clé à l'énigme, par exemple, comme c'est le cas dans La Bibliothèque de Villers. La relecture, le retour, le recul conduisent à trouver la même image, mais autrement, différemment : nul n'était celui qu'on croyait être. Même le policier, qui pourtant est resté impassible et comme étranger à l'action tout du long, semble avoir changé : le nez est plus court, le menton plus large, la carrure plus épaisse. Surtout, il y a la fenêtre, éclairée de l'extérieur (par un coup de tonnerre?) dans la première case, et plongée dans l'obscurité du dehors dans la dernière. Le basculement des valeurs du clair vers l'obscur, du blanc vers le noir, nous invite à penser les images en négatif l'une de l'autre : comme si l'une n'était que l'envers de l'autre. Cette transposition en négatif de l’image originale, par le biais de la relecture, résonne comme une proposition faite au lecteur de revoir la bande dessinée autrement, jusqu’à ce qu’il y ait basculement. Un autre détail est révélateur de cette ambition : entre le début et la fin, l’orientation des petits-bois de la fenêtre est renversée, de la verticalité à l’horizontalité – soit le paradigme à travers lequel on pense le sens de lecture en bande dessinée. Dans ce retour sur lui-même, c’est le 9ème Art qui est le sujet des Aventures de la fin de l’épisode. Et le scénario n’est finalement qu’un prétexte pour parler de l’importance d’y regarder à deux fois.

 
 
C’est en effet comme s’il n’était question que de bande dessinée dans ce défilé de masques, ces pelures de l’image qu’on épluche au fil de la lecture : les masques superposés les uns aux autres peuvent se voir comme une ingénieuse métaphore des cases qui se succèdent au fur et à mesure qu’on les parcourt, une case en cachant toujours une autre dans un captivant effeuillage de l’image. Et puis, à la fin, lorsque l’Holmes est démasqué et que le lecteur s’aperçoit qu’il était en réalité le Loup-garou, on remarque un changement d’expression dans le regard du monstre par rapport au début : dans la première case, il est fier et arrogant, à la fin il est hagard et apeuré. Il ne s’agit pas de l’égarement du criminel acculé par ses poursuivants, mais plutôt celui du héros lui-même, qui vient d’être rattrapé par son statut d’image, une image qu’on effeuille et dont on vient de découvrir l’envers, l’inverse, le négatif. Le protagoniste a pris conscience qu'il n'était lui-même qu'une chose, une image que l'auteur a pliée à sa volonté.

 
Et dans cette interversion de tous les rôles, il en est un dont on n’a pas parlé : le lecteur. La dimension métapoétique de la bande dessinée serait vaine, si elle ne s’interrogeait pas sur la place que doit tenir le destinataire du récit dans ce jeu infini de chaises musicales. Il est encore un détail qui marque entre la case du début et celle de la fin : dans l’une, au premier plan, on voit l’amorce d’une table, garnie d’un service à thé, d’un journal, et d’une lampe ; dans l’autre, tout cela a disparu, et le premier plan n’est plus qu’un espace vide. Et cette absence n’est pas une négligence du dessinateur. Il faut avoir à l’esprit que depuis la peinture maniériste, l’espace vide au premier plan d’une toile constitue un procédé grâce auquel le spectateur peut entrer dans le tableau. C’est-à-dire que l’espace vide met en scène la place de celui qui regarde, et permet donc de l’inclure dans la perspective. Et c’est exactement ce dont il s’agit dans la dernière case des Aventures de la fin de l’épisode. Si au début la table fait obstacle, à la fin il n’y en a plus, et le lecteur se voit inviter, pour ne pas dire aspirer, dans l’image. Plus le récit s’enfonce dans la folie, plus il affirme son emprise sur le lecteur, jusqu’à le faire métaphoriquement prisonnier de la dernière case. À ce niveau-là aussi, les rôles continuent de s’intervertir : au fil des lectures infinies du récit, le lecteur devient un protagoniste de l’action, pris au piège de son immuable recommencement. Le Loup-garou tourmenté, c’est nous.   

dimanche 8 septembre 2013

Notes de lecture : PERRAMUS d'Alberto Breccia et Hector Oesterheld

Notes de lecture :

PERRAMUS

d'Alberto Breccia et Hector Oesterheld



Au mois de juin de cette année, Neuvième Art 2.0 a consacré un volumineux dossier sur Alberto Breccia. Parmi les textes publiés, j'ai écrit "Perramus : la bande dessinée révoltée", dont voici les premières lignes.

« Proceso de Reorganización Nacional » (Processus de réorganisation nationale) : tel est le doux euphémisme dont se dota la junte militaire argentine pour taire le titre infâme de dictature, qui sévit pourtant dans le pays à partir du coup d’état de 1976 jusqu’à sa chute en 1983, suite à la guerre des Malouines. En sept années de sévices, elle causa un nombre incalculable d’exécutions, de disparitions et de rapts d’enfants. Le scénariste de bande dessinée Hector Oesterheld fut au nombre des victimes directes de ce terrorisme politique, avalés par la machine folle du régime militaire, broyés par son intolérance sanguinaire.

Pourtant, les auteurs de bandes dessinées n’étaient pas les cibles privilégiées de la junte, comme le rappelle Carlos Trillo : « N’oublions pas que nous étions réfugiés dans une revue de bande dessinée (Superhumor) et que ce n’était pas là que la censure allait chercher ses proies ». Pour une fois, la vision réductrice et infantile attachée au Neuvième Art a ainsi contribué à le préserver et à en faire un moyen d’expression privilégié pour la contestation politique. Aux yeux du régime, la bande dessinée était négligeable, elle était insignifiante, sans conséquence, dénuée d’ambitions morales ou intellectuelles. Si ce point de vue apporte une preuve supplémentaire de l’étroitesse d’esprit dont dispose un totalitarisme répressif, il n’en conduit pas moins à un terrible constat, sous forme de question rhétorique : que peut la bande dessinée contre l’aveuglement barbare d’un régime politique, contre la soif de pouvoir des hommes et leur inclinaison pour le crime et la corruption ? Elle n’est pas capable d’agir, mais elle peut montrer et dire, dénoncer et représenter, faire prendre conscience et donc peut-être faire réagir. C’est au final le sens de toute représentation : celui de saisir une image du monde et d’interagir avec elle. Et cette vocation n’a jamais tant d’importance qu’en contexte de crise, où elle livre l’humanité de chacun dans son dénuement le plus total et l’aide, dans le meilleur des cas, à se redresser et à reprendre courage.
 
La suite est à lire sur le site de Neuvième Art 2.0 :
 
http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article626
 
 

lundi 12 août 2013

Entretien avec Réal Godbout à propos de L'Amérique ou Le Disparu

Entretien avec

Réal Godbout

à propos de

L'Amérique ou Le Disparu

 

 
Franz Kafka est l’un des romanciers les plus adaptés en bande dessinée, son univers absurde et inquiétant ne cessant d’inspirer de nombreux dessinateurs – pour le meilleur comme pour le pire. Malgré tout, la récente parution aux éditions La Pastèque de L’Amérique ou Le Disparu transposé par Réal Godbout a de quoi surprendre et réjouir. D’abord, l’auteur canadien s’attaque à un roman (d’ailleurs inachevé) qui avait été plus ou moins délaissé jusque-là (si l'on excepte le travail du duo Daniel Casanave et Robert Cara). En effet, le marché de l’édition lui préfère de beaucoup les « classiques » de l’écrivain praguois tels que La Métamorphose, Le Château ou Le Procès. Celui-ci est un peu moins fantasmagorique, plus ample ; sans doute est-il dès lors moins évident de s’approprier L’Amérique, mais la gageur est d’autant plus intéressante. En multipliant les péripéties, ce singulier récit d’apprentissage donne une image totalement désenchantée du Nouveau Monde : son protagoniste principal, le jeune Karl Rossmann, essuie de multiples échecs et déceptions à partir du moment où il débarque dans un New-York entre fantasme et réalité.
 
 
Et puis, pour une fois, le récit n’est pas dilué dans une esthétique expressionniste surlignant l’atmosphère oppressante de l’univers kafkaïen, mais s’épanouit avec succès dans la Ligne Claire. On pourrait croire que la lisibilité et l’apparente simplicité d’un tel style ne conviendraient pas à Kafka, et qu’elles ne feraient que l’aseptiser. Or, absolument pas. La Ligne Claire renforce au contraire l’inquiétante étrangeté des aventures malheureuses de Karl. Elle contraste de la meilleure façon avec les incompréhensibles et abrupts revirements de situation et donne au récit les couleurs du cauchemar. Comme on l’écrivait à propos de Ted Benoit précédemment, la Ligne Claire constitue encore ici un faux-semblant rassurant pour le lecteur, dans lequel s’épanouit au contraire l’obscurité la plus retorse, en même temps la mélancolie et l’angoisse. Et puis, on le sait depuis Tintin en Amérique et certains récits de Ted Benoit, encore, mais on a de nouveau la preuve que ce style convient en tous points à la mise en scène de l’espace américain et à la représentation de son architecture. Les rues de New-York sont magistralement transposées, les intérieurs labyrinthiques et démesurés s’étirent jusqu’à la fascination (en particulier dans le chapitre « Une villa près de New-York ») et le jeu sur les façades et les fenêtres offre des scénographies idéales pour la bande dessinée (voir la couverture et le chapitre « Un refuge »). L’onirisme menaçant du faux dénouement trouve aussi sous la plume de Godbout une expression parfaite, où sourd l’ambiguïté de Kafka. Le héros trouve-t-il enfin dans ce « théâtre de la nature » l’utopie du rêve américain ? Ce théâtre ne trahit-il pas au contraire l’illusion qu’il y a à s’attacher à de telles espérances (le héros a la perspective de devenir machiniste, lui qui aspirait à être ingénieur – ainsi, il ne participera plus à la réalité mais contribuera à en faire fonctionner le mensonge) ? Ou bien encore, le train dans lequel il monte ne l’emmène-t-il pas en fin de compte à un abattoir, comme certains commentateurs de Kafka l’ont affirmé, justifiant ainsi la maxime de ce théâtre où « tout le monde a sa place » ?
 

 
Cerise sur la gâteau, Réal Godbout offre en supplément à cet étrange récit picaresque l’adaptation d’une courte et méconnue nouvelle de Kafka intitulée « Le Nouvel Avocat ». On y voit que le cheval d’Alexandre le Grand, le fameux Bucéphale, s’est retiré des champs de bataille pour devenir homme de loi. Que les deux récits soient réunis dans ce volume n’est pas complétement hasardeux, car on pourrait voir dans l’un le trajet inverse de l’autre. Karl se heurte sans cesse à la vie et finit par se fondre dans le simulacre – et peut-être la mort – tandis que Bucéphale conquiert son autonomie et sa liberté en étudiant les rouages de la justice et de la société. L’un perd ce qui fait de lui un homme, l’autre gagne son humanité. Le premier est un homme-cheval (c’est ce que signifie Rossmann en allemand), un homme qui devient cheval, conduit d’un bout à l’autre du récit contre sa volonté, mené jusqu’à l’abattoir ; le second est un cheval-homme, un cheval qui devient homme, meilleur homme même que son ancien maître. A chacun d’inventer sa réalité à partir de là.

Comment vous est venue l'envie d'adapter ce roman de Kafka ?

J'ai lu ce roman dans la jeune vingtaine. Son côté léger, imagé et humoristique, «chaplinesque», à l'encontre des idées reçues sur Kafka, m'avait frappé et je m'étais dit que ce serait un bon sujet pour un album éventuel, le jour où j'aurais acquis assez de métier en BD. L'idée m'a suivi durant toutes ces années et, à chaque fois que j'y repensais, j'avais toujours l'impression de tenir quelque chose. Les astres s'étant alignés, je me suis finalement décidé.

Vous êtes resté très fidèle au roman ; vous êtes-vous permis néanmoins quelques libertés ?

Je suis resté fidèle au récit, à la logique des personnages (si on peut parler de logique chez Kafka) et, je l'espère, à l'esprit de l'auteur. Mais je me suis donné totale liberté quant au texte, qui est totalement réécrit, à part inévitablement quelques bouts de phrases ici et là dans les dialogues. Du récit, j'ai cherché à conserver le plus possible, mais j'ai dû couper un peu, résumer, resserrer pour l'adapter au médium et au format de l'album. Par ailleurs, j'ai aussi fait quelques ajouts, notamment au chapitre 8, pour combler les vides laissés par l'auteur, le roman étant comme chacun sait inachevé.

On a l'habitude de lire des adaptations en bande dessinée très expressionnistes de Kafka ; le choix de la Ligne Claire pourrait surprendre, mais en fait ça fonctionne parfaitement. Pourquoi à votre avis ?

La ligne claire n'est pas vraiment un choix, c'est ma façon naturelle de m'exprimer en BD. La lisibilité est toujours pour moi une nécessité absolue et je crois que, dans ce cas-ci, elle contribue à faire ressortir encore davantage toute l'absurdité du récit. Pour moi, ligne claire et lisibilité impliquent qu'il n'y ait pas de temps mort dans la narration, que personnages et décors demeurent reconnaissables d'une case à l'autre. D'ailleurs, en lisant Kafka, on remarque son sens poussé du détail, l'extrême précision qu'il apporte parfois à ses descriptions. Son écriture est peut-être déroutante, mais elle n'est jamais floue. Par ailleurs, j'ai cherché à donner quelques touches expressionnistes à la BD, dans la mesure du possible. Je suis un grand admirateur de Georg Grosz. Mais je ne suis pas Georg Grosz.

Votre adaptation ne constitue-t-elle pas une façon de retranscrire le discours du romancier à notre époque, pour nous rappeler toute l'actualité (ou l'intemporalité) ?

Le thème de l'aliénation, central dans L'Amérique et dans toute l'œuvre de Kafka, n'est pas nouveau. L'aliénation a existé à toutes les époques, sous différentes formes. Notre société contemporaine devient de plus en plus complexe (il est rare qu'un système évolue vers une plus grande simplicité). Si Karl Rossmann débarquait en Amérique aujourd'hui, il serait sûrement encore plus dérouté, encore plus perdu qu'en 1912. Nos sociétés actuelles sont plus éclatées, plus permissives et nous jouissons apparemment d'une plus grande liberté : on offre au consommateur des choix futiles, comme la sonnerie de son téléphone, la couleur de son fond d'écran ou la marque de sa brosse à dents. Mais fondamentalement, rien n'a changé.

Vu de France, le Canada est souvent perçu comme un El Dorado, un modèle tant économique que politique. Certains événements récents ont ébréché cette vision idyllique. Quel point de vue avez-vous sur ce sujet ? L'adaptation de Kafka a-t-elle quelque chose à voir avec ça ?

On assiste actuellement chez nous à ce qui ressemble à une tendance lourde : de plus en plus de Français viennent s'établir au Québec, convaincus d'y trouver un avenir meilleur qu'en Europe, ce qui semble donner lieu à une forme de néo-colonialisme. La France n'est pas l'enfer que les Français se plaisent à décrire, pas plus que le Québec n'est un paradis. D'abord, la France reste un pays magnifique, où l'on jouit encore, malgré la crise, d'une excellente qualité de vie. Votre système de santé est incomparablement plus efficace que le nôtre. Les Français, sans être des bourreaux de travail ni des esclaves, sont parmi les peuples les plus productifs de la planète. Pourtant, la morosité semble généralisée. Les Français sont par nature d'éternels râleurs, qui ont besoin de critiquer pour se sentir intelligents et qui doivent absolument avoir une opinion sur tout. Les Québécois ne sont pas nécessairement plus heureux, ni plus prospères, mais moins crispés, plus tolérants et notre société est moins hiérarchisée. Par contre, nous souffrons encore un peu du complexe du colonisé (c'est particulièrement vrai dans le merveilleux monde de la BD). On a beaucoup fait état ces derniers temps de corruption. C'est vrai, mais je suppose que ce n'est pas pire ici qu'ailleurs. Ce qui est nouveau, c'est que ça sorte au grand jour et qu'on en parle ouvertement. La dualité Europe-Amérique est un autre thème central du roman et on le retrouve aussi dans la BD. Cependant, contrairement à Kafka, qui n'a jamais traversé l'Atlantique (et qui n'avait pas l'Internet), mon point de vue à moi est forcément plus nord-américain.
 
Vous enseignez la bande dessinée : en quoi cela consiste-t-il?

J'enseigne au programme de BD de l'UQO depuis treize ans. J'y ai été engagé à titre de chargé de cours sur la base de mon expérience professionnelle, ne détenant moi-même aucun diplôme et étant totalement autodidacte en dessin, ce qui me donne parfois le complexe de l'imposteur. Je ne suis évidemment pas le seul prof dans le programme. J'y ai dispensé au fil des ans plusieurs cours différents, généralement axés surtout sur le dessin : Encrage et couleur, Dessin et narration, Anatomie et perspective, Découpage graphique, etc. J'y donne aussi, pour une clientèle plus large, un cours de dessin d'observation, même si ce n'est pas ma spécialité.
 
L'auteur a tenu un blog passionnant au cours de la réalisation de sa bande dessinée, qu'on peut consulter à cette adresse : http://lameriqueouledisparu.blogspot.fr/
Pour plus d'information sur l'ouvrage : http://www.lapasteque.com/Lamerique.html
 
Merci à Elisabeth Tielemans