mardi 19 mars 2013

A la loupe : Dick Hérisson : L'Opéra Maudit de Didier Savard

À LA LOUPE :

DICK HERISSON : L'OPERA MAUDIT

de DIDIER SAVARD

 
 
 

Avertissement : Ce texte est la version intégrale d'un commentaire de planche paru dans la revue en ligne Neuvième Art 2.0 : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article576


La série « Dick Hérisson » de Didier Savard repose sur un équilibre sensible entre le récit policier et l’atmosphère fantastique. En cela, elle peut se lire comme un vibrant hommage à la littérature feuilletonesque de la fin du XIXème et de la première moitié du XXème siècle, en particulier à Gaston Leroux, mais aussi et surtout à l’auteur belge Jean Ray, créateur du fameux Harry Dickson, dont le personnage de Savard est d’ailleurs l’anagramme phonétique.

 La quatrième planche de l’album L’Opéra Maudit est totalement représentative de la chose. Le détective a été conduit en pleine mer par un pécheur à l’endroit où ce dernier a découvert un cadavre décapité. Peu à peu les prémisses de l’enquête policière se teintent de surnaturel : Dick Hérisson aperçoit une île au large et apprend par son guide qu’elle est apparue là où auparavant il n’y avait rien, qu’elle est évitée comme la peste, et qu’elle est nommée « île aux sirènes » en raison des chants mystérieux qu’on y entend. Le brouillard se lève alors brusquement et oblige le pêcheur à passer à proximité… Ainsi les superstitions populaires et les éléments atmosphériques inquiétants sont-ils réunis pour créer une ambiance irréelle, propice à l’angoisse et au mystère.

Le brouillard est un lieu commun du fantastique. En diminuant la perception visuelle, il instaure un climat d’insécurité et d’indétermination ; personnage et lecteur sont alors plongés dans l’incertitude autant quant à l’éventuelle survenue d’un danger invisible qu’à la réalité de ce qui arrive. Ici le péril se réalise pleinement puisque sans le savoir le marin a fait route droit vers les récifs de l’île. Les rochers surgissent du brouillard trop tard pour être évités, provoquant le naufrage du bateau. La péripétie ainsi mise en scène dans la planche rend parfaitement compte de la confusion et de l’indétermination du décor. Les traits anguleux des vaguelettes se mêlent presque aux lignes arrondies représentant la brume,  les uns répondant aux autres pour créer une impression de flottement dans l’image. Même quand le héros a réussi à sauver le pêcheur de la noyade et qu’il évolue difficilement parmi les rochers, ce sentiment subsiste, surtout à la dernière case de la planche dans laquelle la limite entre la mer et le brouillard est indiscernable. Cette indécision qui se dégage de l’image rappelle alors l’importance du doute, fondamental  à l’incursion du fantastique.
 
 
Mais c’est surtout la composition de la planche elle-même qui contribue à créer ce sentiment de malaise et d’irrationalité. En jetant un coup d’œil sur l’ensemble de la page, on est frappé par le désordre qu’elle manifeste en alternant des cases extrêmement petites à d’autres beaucoup plus imposantes, installant par cette disproportion une sorte de labyrinthe visuel pour le lecteur. En effet, il n’est plus possible de parler ici de « bandes », tant elles sont dénaturées et décomposées. Ainsi, on pourrait croire que la case initiale ouvre sur une première bande, mais elle se divise aussitôt en deux autres. De son côté, la deuxième bande est tronquée en partie, tandis que la dernière empiète sur la précédente.  Au final, toute linéarité y est considérablement brouillée.
 
La première case est particulièrement intéressante, puisqu’elle représente le basculement, le déséquilibre ; elle montre le bateau dans un angle qui lui ne lui est pas naturel et même dangereux, forçant Dick Hérisson à passer par-dessus bord. Ce renversement inaugural conditionne toute la composition du reste de la page, d’une part parce que c’est lui qui implique le désordre dans la tabularité à venir, et d’autre part parce qu’il inscrit la planche dans une harmonie asymétrique. En effet, on est frappé de constater que les trois cases les plus importantes en taille se succèdent sur une diagonale qui parcourt la planche de l’angle supérieur à gauche jusqu’à son opposé à droite. Si on trace d’ailleurs une diagonale de cette sorte sur la planche, elle passe quasi précisément par l’angle inférieur droit de chacune des trois cases, et même par l’encadrement chaviré de la cabine du bateau. Ainsi, la dynamique de la planche consiste-t-elle à la faire basculer vers la droite, dans un mouvement de chute renversée qui est induit dans la première case. La dernière lui fait alors logiquement écho en représentant Dick Hérisson (qui tombait dans la première) en équilibre instable au milieu des rochers et avec des signes manifestes d’étourdissement. Le héros est déséquilibré parce que la page l’est aussi elle-même dans sa construction – et la forme de cette ultime case en équerre marque d’ailleurs son écrasement dans l’asymétrie, principal soutien architectural du reste de la planche.

Le basculement des personnages en même temps que celui de la page rend bien évidemment compte du basculement dans le surnaturel, c’est-à-dire encore une chute dans l’irrationalité : car en s’aventurant dans l’île pour chercher du secours, Dick Hérisson découvrira plus d’une chose étonnante, parmi lesquelles le fameux Opéra Maudit.

mardi 12 mars 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 7 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (f)

http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer_19.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer_26.html et
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/03/les-aventures-de-blake-et-mortimer.html

 

Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 7 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (f)

 
 
 
 
Amitiés
Cette fabuleuse aventure métatextuelle qui se tisse entre les cases de L’Affaire Francis Blake est relevée d’un discours encore plus singulier de la part de Ted Benoit. Si l’on a compris que les auteurs, et en particulier le dessinateur, offraient à la bande dessinée le miroir de sa propre déficience à renouer avec un mythe, il peut s’y lire aussi un aveu d’une intimité plus profonde.
Il faut d’abord faire référence non pas à l’album tel qu’il, mais à ce qu’il aurait pu l’être. Ted Benoit insiste plusieurs fois dans ses entretiens avec Jean-Luc Cambier et Eric Verhoest sur le fait que la reprise de « Blake et Mortimer » repose sur un « nœud humain »[1] et qu’il s’agit donc de « revenir au conflit humain »[2] : curieuse vocation pour une bande dessinée dont les tensions sont au contraire guidées par l’artificialité, la falsification et le dédoublement. Encore une fois, il s’agit de déjouer les pièges du langage et de comprendre ce que cherche à dire le dessinateur. Ce surplus d’humanité, Benoit dit devoir l’apporter à Blake, car « creuser le personnage […] était [un] point fort. C’est étonnant combien il reste flou malgré huit aventures. […] Il faut rendre le personnage plus vivant, plus proche tout en préservant son pouvoir de séduction »[3]. Or, jusqu’à la planche 30 d’un récit qui en compte 66, les auteurs nous trompent sur la nature de ce même personnage : on croit qu’il s’agit d’un traître. Dans le reste de l’intrigue, il n’apparaît que dans 20 d’entre elles, et parfois très brièvement. Cela suffit-il pour rendre le personnage plus vivant ou plus proche ? Certainement pas, car finalement, comme dans les albums réalisés par Jacobs, c’est Mortimer qui a la vedette. Le « flou » qui entoure le personnage n’est exploité qu’en regard de l’opportunité qu’il offre aux auteurs de lui faire endosser une personnalité insoupçonnée, et qui s’avérera d’ailleurs fausse.
Le « nœud humain » se situe ailleurs, même si à la base il devait être fortement lié à Blake. Ted Benoit raconte : « J’avais suggéré au début que Blake était contacté par un ancien condisciple de collège que les méchants menacent d’enlèvement. Pour lui venir en aide, Blake feint de trahir son pays. Ce qui m’importait surtout, c’est que Blake ait l’air d’un traître. L’option plaisait à Van Hamme mais il  a éliminé le vieux copain qu’il trouvait un peu inutile et même encombrant. Il fallait d’abord l’introduire et son histoire d’amitié doublait celle entre Mortimer et Blake. Je voulais aussi que Blake ait un motif noble pour trahir et, à l’époque, l’amitié était encore un motif noble. Van Hamme, lui, préférait mettre l’accent sur une histoire de gros sous et jouer sur l’ambiguïté, le suspense, la révélation. L’argent, même comme mobile apparent, me semblait inacceptable dans l’univers de Blake et Mortimer, mais il est vrai que l’album sera lu dans un monde où l’argent justifie tout »[4]. Le scénariste avait sans doute raison : le récit aurait été trop complexe à organiser. Il n’empêche que le mot est lâché. L’album de la reprise était conçu avant tout comme une histoire d’amitié.
Certes, l’idée de la trahison primait sur tout le reste ; mais le motif originel en était un lien affectif. Et surtout il en était le motif véritable, alors que l’argent n’en est qu’un prétexte factice. Il est particulièrement frappant d’observer ce glissement entre l’un et l’autre : l’argent est une fausse raison de la trahison de Blake, tandis que l’amitié devait en être la vraie. On l’a dit et on le répète, l’album est dominé par le faux-semblant – mais soudain apparaît sans fard une valeur authentique, irréfutable, inaliénable : cette fameuse amitié. Cette exception qui confirme la règle, cette anomalie dans le programme dans la bande dessinée ne peut qu’attirer l’attention.
C’est que l’expression «nœud humain » possède une autre nuance pour Ted Benoit. Effectivement, il ne concerne pas tant les personnages du récit que l’idée d’une collaboration autour de la reprise : une aventure humaine. Ainsi, on sait qu’à l’origine, Ted Benoit devait former un duo avec Floc’h,  l’alter-ego des années 80, l’un des fers de lance de la Nouvelle Ligne Claire. C’est d’ailleurs le dessinateur de Blitz qui l’a mis en partie sur les rails du projet lorsque Dargaud a obtenu les droits de la série. On sent que c’est la perspective de travailler ensemble qui a séduit Benoit : « une œuvre collective [lui] paraissait plus plausible car [il] ne voyai[t] personne capable de se glisser seul dans les chaussons de Jacobs »[5]. De plus, le dessinateur attribue à Floc’h la volonté de « retourner à un élément humain comme nœud de l’histoire »[6]. Ainsi tout est lié : l’élément humain à l’origine de l’aventure éditoriale (Floc’h), et celui à l’origine de l’aventure du récit (Blake).
 

De gauche à droite : Ted Benoit, Serge Clerc, Loustal, Floc'h et Yves Chaland

Mais Floc’h a jeté l’éponge, et Ted Benoit a assumé seul le dessin avec Jean Van Hamme au scénario. Les rapports avec le scénariste ont été cordiaux, mais lointains – et on a déjà présumé dans ces lignes que les intentions de l’un et de l’autre n’étaient pas nécessairement compatibles, de même que les valeurs. Il n’en reste pas moins que l’histoire au cœur de L’Affaire Francis Blake est celle d’une amitié. Il faut se rappeler que Van Hamme avait écarté l’impulsion originelle de Ted Benoit parce qu’il estimait que l’autre « histoire d’amitié [avec l’ancien camarade de collège] doublait celle entre Mortimer et Blake » : on peut peut-être trouver là une piste pour comprendre le propos du dessinateur. Car, de nouveau, il s’agit bien de « doubler » quelque chose, de la même façon que le récit n’a cessé de multiplier les dédoublements, les leurres, les artefacts. Encore une fois, à ce niveau, tout le projet de l’album repose sur une duplicité, une ambiguïté implicite, une énigme dont il s’agit de déjouer les tours et les détours. Quelle est cette amitié qui double celle de Blake et Mortimer dans le récit ? Que cache ce dévouement de Mortimer, refusant d’abord de croire à la culpabilité de Blake, repoussant encore davantage par la suite l’idée de l’abandonner à son sort ?
La réponse se trouve peut-être en partie dans les entretiens de l’Histoire d’un retour. En évoquant la toute première proposition de reprise, Ted Benoit raconte : « Quand les Humanos m’en ont parlé en juillet 92, j’ai eu une idée inavouable : mêler à une aventure de Blake et Mortimer le F.52 de Chaland, lui aussi inachevé »[7]. Ainsi, la première et la seule inspiration qui anime Ted Benoit à l’idée de reprendre « Blake et Mortimer » est liée à Yves Chaland, et ce dès le départ. Dans les marges de l’entretien, on apprend même que le dessinateur s’est ouvert plus intimement à ce propos : « Je suis sentimental en évoquant F.52 »[8]. Le lecteur ne peut qu’être alerté par tous ces détails. Le clin d’œil envisagé à Chaland est évidemment savoureux, puisqu’il met en parallèle deux projets similaires : à la base, le F.52 avait été imaginé par le créateur de Freddy Lombard pour une reprise de « Spirou » avec Yann au scénario[9], et Ted Benoit voulait le réutiliser de son côté pour la reprise de « Blake et Mortimer ». Qui plus est, la réappropriation ne serait pas sans pertinence, étant donné que le F.52 est directement inspiré de la ligne esthétique des avions du Secret de l’Espadon. Mais l’idée va plus loin – à moins qu’elle ne vienne de plus loin. En effet, il faut bien comprendre que si le F.52 provoque une poussée de sentimentalisme de la part du dessinateur, c’est par la métonymie qui le renvoie à Yves Chaland, son créateur. De cette façon, si Benoit pense à Chaland en reprenant « Blake et Mortimer », ce n’est pas tant pour le F.52, qui n’apparaît que comme une manifestation de son intention, un signe, mais bien pour l’amitié qui le liait au dessinateur disparu.
 
On s’explique : Benoit dit curieusement vouloir « mêler à une aventure de Blake et Mortimer le F.52 de Chaland, lui aussi inachevé ». Pourquoi ce « lui aussi » ? Qu’est-ce qui, mis à part l’album de Spirou avec le F.52, est aussi incomplet ? L’œuvre de Jacobs ? C’est peu probable, il n’en était pas question auparavant dans l’entretien ; et il ne s’agit pas de l’achever, mais de la reprendre. Par contre, ce qui n’a pas été achevé, aussi, c’est la vie d’Yves Chaland, mort trop tôt, trop brutalement, dans un accident de voiture. Quand Ted Benoit dit avoir eu cette idée, c’est en 1992, soit deux ans après le décès du dessinateur. Le choc, le manque, l’absence se font encore sensibles. Se peut-il que Benoit ait envisagé de reprendre « Blake et Mortimer » en pensant à Chaland, pour Chaland ? Le « motif noble » auquel fait référence le dessinateur, à savoir l’amitié, pourrait alors s’appliquer à lui-même, justifiant du même coup tout le projet de la reprise. Alors, si Benoit accepte de créer une nouvelle aventure de « Blake et Mortimer », ce n’est peut-être pas tant pour ressusciter  les héros de Jacobs que pour faire revivre l’esprit de Chaland. On comprend mieux quelle est cette amitié qui « double celle de Blake et Mortimer » : c’est celle qui unissait Ted Benoit et Yves Chaland, et qui hanterait tout le propos de l’album. Ainsi, l’impossible et inaccessible « idéal » jacobsien, ce monde de fantômes dont le lecteur et les auteurs sont exclus, ce serait une métaphore du caractère irréparable de la mort, de cette intimité qui ne sera jamais plus. La véritable « séquence fantôme » qui hante L’Affaire Francis Blake, c’est celle d’une vie qui s’est perdue, d’une relation qui s’est brisée, d’une histoire d’amitié qui s’est brutalement évanouie dans un fracas de tôles froissées. De cette façon, l’éloignement entre Mortimer et le faux Blake mais vrai vagabond peut apparaître comme la transcription de l’éloignement réel entre les deux dessinateurs, dont Benoit ne conserve plus la complicité qu’au travers de l’image, forcément incomplète, partielle, insatisfaisante. La volonté de trahir les codes et les attentes du lecteur de « Blake et Mortimer » prend donc le relais du vide laissé par le deuil, la carence intime du dessinateur, irréparable.
Fantômes
 
 
Un détail, très minime en apparence, mais d’une grande beauté, est peut-être capable d’étayer cette hypothèse. Lorsque Mortimer trouve refuge chez une des « cousines » de Blake, on aperçoit sur un mur du cottage un portrait. Le cinéphile reconnaitra Robert Donat, acteur britannique qui incarne le personnage principal des 39 Marches. La référence au modèle hitchcockien semble être placée là avec nonchalance et malice, renvoyant à la tradition référentielle de l’arrière-plan en bande dessinée, riche en clins d’œil de toutes sortes. Sauf qu’ici la photographie de l’acteur a été réalisée pour le film de René Clair The Ghost Goes West (Fantôme à vendre, 1937), succulente comédie dans laquelle Robert Donat joue un double rôle. En effet, il y incarne à la fois Murdoch Glourie, fantôme écossais condamné depuis des siècles à hanter le château familial, et Donald Glourie, descendant désargenté, contraint de vendre la demeure à un excentrique milliardaire américain. Ce dernier décide d’ailleurs de transporter son acquisition pierre par pierre en Californie pour le reconstruire là-bas, emportant du même coup le revenant avec lui.
 
Et d’un seul coup, la référence se fait beaucoup moins gratuite, car elle véhicule au contraire bien des résonnances significatives en accord avec notre propos. D’abord, le château déconstruit puis reconstruit peut faire écho à la série « Blake et Mortimer » elle-même, édifice qui a fait lui aussi l’objet d’une transaction (les droits ont été vendus), transaction qui se réalise par ailleurs dans le déracinement (les auteurs livrent un faux « Blake et Mortimer ») : l’incongruité géographique et chronologique à déplacer un château ancestral écossais en Californie se mire en effet parfaitement dans celle qui consiste à déplacer l’univers d’un auteur (Jacobs) et d’une époque (mettons les années 50) entre les mains d’autres auteurs (Benoit et Van Hamme) en parfait anachronisme (ils ont une cinquantaine d’année de retard). Qui plus est, Robert Donat fait dans ce film l’objet d’un dédoublement, il joue deux rôles, et cette performance n’est pas sans rappeler la multitude de dédoublements et de redoublements qui sont à l’œuvre dans la bande dessinée. Et puis, le fait qu’il y soit question d’un fantôme correspond à bien des égards aux fondements de la poétique mise en place par Benoit, comme dans une scénographie d’outre-tombe : fantômes de Blake et de Mortimer, fantômes de Jacobs, fantômes de la lecture, fantômes des images qui nous conduisent tous au fantôme d’Yves Chaland.
Et c’est précisément là que cela devient intéressant : à travers le double rôle qu’il campe, à la fois l’aïeul décédé et son descendant, Robert Donat incarne une figure duelle dans laquelle coïncident les deux dessinateurs, celui qui est mort et celui qui est vivant, le fantôme et le hanté. Indirectement, Ted Benoit fait peut-être entrer dans la bande dessinée par l’entremise de ce portrait l’image de son alter-ego disparu, et L’Affaire Francis Blake devient dès lors définitivement le territoire crépusculaire de l’irréalisable, de l’impossible retour, du paradoxe entre le désir de vie et l’obstacle de la mort. De cette manière, le détournement, la contrefaçon et le travestissement qui ne cessent de parcourir l’album disent tous la même chose : le refus obstiné et dérisoire d’oublier, de tirer un trait sur le passé, de ne pas tenter de faire revivre le souvenir de ceux qui ont disparu – les héros de l’enfance, l’ami ; l’image qu’on chérit dans un cas comme dans l’autre.
 
Il faut ajouter que ce portrait de Robert Donat apparaît ailleurs, dans une sérigraphie réalisée par Ted Benoit et qui représente justement Yves Chaland. A l’époque, le dessinateur a posé au domicile de Ted Benoit. Il est accoudé au chambranle art-déco d’une cheminée, à côté du grand miroir qui la surplombe, et dans lequel on distingue le portrait de l’acteur. Mais dans cette magnifique sérigraphie, l’image de Donat est à l’envers, inversée par le pouvoir réfléchissant du miroir. Cette composition sous-tend tout un discours autoréférentiel aux deux hommes, Yves Chaland et Ted Benoit, fascinés par le passé, et en particulier par le classicisme cinématographique et bédéphilique des années 30, 40 et 50 : appartenant aux années 80, le jeune homme qui pose pour son portrait a les yeux rivés dans le rétroviseur, il affiche une contemporanéité certaine dans l’attitude ou dans le style, mais cette modernité a pour revers une attirance pour le passé, la désuétude, l’anachronisme, qui seront explorés sans relâche dans ses bandes dessinées. Si le portrait en abyme de l’acteur disparu, appartenant à une époque révolue, apparaît donc de manière inversée, c’est pour marquer l’ambivalence du dessinateur, un pied dans la réalité, un autre dans le miroir fantasmé du passé. Mais l’inversion, c’est la déformation, le détournement, c’est toute l’ironie aussi dont les deux dessinateurs ont toujours fait preuve, pas dupes qu’ils étaient de l’apparence trompeuse des fétiches. Ce portrait renversé dans le portrait de Chaland, c’est finalement son univers intérieur retourné, c’est l’extraction de sa personnalité à la surface sensible des apparences.
Dans L’Affaire Francis Blake, le portrait de Robert Donat a été remis à l’endroit. C’est toute la réversibilité de l’image qui apparaît dès lors ici : si l’image de l’acteur mort, celle du passé révolu, a été remise à l’endroit, celle du vivant (Yves Chaland) n’est plus perceptible, elle a disparu. Cette dernière ne se manifeste plus que par son envers, c’est-à-dire son absence. Nous ne regardons plus dans le miroir, mais nous sommes dans le miroir. Un peu comme dans le Nosferatu de Murnau, nous avons franchi un pont et les fantômes viennent à notre rencontre. Renouer avec l’image de l’acteur mort, c’est tenter de rétablir un certain ordre des choses, c’est vouloir faire revivre une part de l’ami disparu, c’est convoquer son fantôme.
Laissons la parole à Ted Benoit, pour conclure – laissons-lui nous dire quelques mots sur ce portrait de Robert Donat : « J'y tiens beaucoup donc, et il est toujours à mon mur »[10].



[1] Blake et Mortimer [Histoire d’un retour], op. cit. page 22.
[2] Op. cit. page 33.
[3] Idem.
[4] Idem.
[5] Op. cit. page 23.
[6] Idem.
[7] Op. cit. page 22.
[8] Idem.
[9] Ce projet fut abandonné lorsque Chaland quitte Dupuis. Il est à distinguer de Cœurs d’acier, lui aussi inachevé. Il faut aussi ne pas le confondre avec l’aventure de Freddy Lombard appelée F.52, dans lequel le dessinateur a recyclé le fameux avion imaginé pour la reprise de Spirou.
[10] Lorsque Ted Benoit a formulé cette phrase, il n’a pas été question du tout d’Yves Chaland, et il ne faut donc pas voir là une confirmation directe de l’hypothèse totalement subjective que nous avons avancée ici, mais juste un clin d’œil.

 

 


N.B. : Les dessins qui ouvrent et qui ferment ce texte ont été réalisés par Ted Benoit en 1996 à l'occasion d'une exposition intitulée "L'Affaire Ted Benoit "et organisée à la Maison de Verre de Pierre Chareau et Bernard Bijvoet. Contemporains de la reprise, on y décèle la délicate poétique de l'absence et de la non-rencontre telle qu'elle a été mise en scène dans L'Affaire Francis Blake : le héros de Ted Benoit et ceux de Jacobs se manifestent et se croisent à la faveur de leur représentation et de leurs caractéristiques extérieures, traces fantômatiques d'une présence altérée. Le mur de verre prolonge mélancoliquement cette image, jouant sur l'ambiguité entre la transparence et le cloisonnement.


Pour plus d'informations sur L'Affaire Francis Blake :



lundi 4 mars 2013

Les Aventures de Blake et Mortimer Orphelins - 6 - Eloge de Ted Benoit / L'Affaire Francis Blake (e)

Ce texte est la suite des articles suivant : http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer-2.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer.html,
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer_19.html et
http://loeilprivebd.blogspot.fr/2013/02/les-aventures-de-blake-et-mortimer_26.html
 
 
 

Les Aventures de Blake et Mortimer

Orphelins

- 6 -

Eloge de Ted Benoit

L'Affaire Francis Blake (e)

 
 
 
L’image fantôme
Dans le livre de Jean-Luc Cambier et Eric Verhoest, qui peut décidément se lire comme le mode d’emploi inverti du dessinateur, on trouve d’ailleurs une belle référence indirecte à cet univers spectral dont l’album se fait le chantre. « On le voit, écrivent-ils, Jacobs ne quitte plus l’esprit de Ted Benoit comme il ne s’est jamais éloigné du cœur de Jean Van Hamme. Pour un peu, on pourrait imaginer qu’un fantôme, au nœud papillon anglais, hante Port-Mort [lieu de résidence du dessinateur – ndr], commune au nom prédestiné. Pour corser l’affaire, Ted Benoit a donné à un phénomène souvent inconscient une appellation lourde de sens. Il nomme ‘‘séquence fantôme’’ les dessins qui citent ou rappellent accidentellement une scène dessinée par Jacobs »[1]. On se doute bien que les termes « inconscient » et « accidentellement » font partie de l’éventail des masques de l’auteur. En lui donnant même un nom, Ted Benoit montre au contraire qu’il est bien conscient du processus qu’il a décrit plus tôt, qu’il est capable de l’analyser, et donc qu’il ne se fait pas malgré lui. Dans ces lignes un glissement s’opère de l’inconscient humain[2] vers celui du dessin – or le dessin chez Benoit est tout sauf automatique, il est plutôt maîtrisé et réfléchi avec un soin extrême[3]. Alors, il n’est pas tant victime de son inconscient qu’il l’utilise, en réalité. Pour mieux dire, tout le jeu du dessinateur est de manipuler les correspondances et d’exploiter les images de l’inconscient – pas vraiment le sien, qui n’apparaît que comme une étape transitoire, mais celui du lecteur, comme on l’a vu précédemment (à travers « les aventures de Blake et Mortimer » par Jacobs, bien sûr, mais aussi Les 39 Marches, Tintin en Amérique et L’Île Noire).
En effet, avec la rencontre du faux Blake, Ted Benoit voulait tromper le lecteur, lui donner l’illusion d’une rencontre qui n’a pas lieu. Il prêtait un réflexe inconscient à Mortimer (« n’est-ce pas Blake ? ») pour finalement le faire ressentir au lecteur. Van Hamme se moque un peu de la chose en disant « on a déjà vu Blake déguisé dans La Grande Pyramide. Le lecteur peut se dire : ‘‘Eh, eh, je l’ai reconnu’’. L’ennui, c’est qu’il sera platement déçu parce que le personnage disparaît et qu’il ne se passe rien »[4]. Mais ce n’est justement pas un ennui – au contraire, c’est le but recherché, puisqu’en réveillant le réflexe inconscient du lecteur de « Blake et Mortimer », en lui rappelant le souvenir de La Grande Pyramide, tout l’enjeu est de faire éprouver cette déception, et donc de le confronter au final à ses propres limites.
Au cours de l’élaboration du projet, les deux auteurs ont sans cesse buté sur cette question insoluble : comment ne pas décevoir le lecteur, comment ne pas trahir l’auteur disparu ? – question insoluble parce que réponse évidente : impossible. Ted Benoit ne se contente donc pas de mettre en scène sa propre frustration et surtout celle du lecteur, il la lui tend comme un miroir, et ce faisant il le renvoie à sa propre contradiction : à quoi cela sert-il d’attendre une nouvelle incarnation de « Blake et Mortimer » si inévitablement elle conduira à la déception, quoi qu’on fasse ? En réveillant ainsi les réflexes inconscients de la lecture jacobsienne, Benoit fait se confronter le lecteur avec ses préjugés refoulés, incapable de ressentir autre chose que de l’insatisfaction même face à la résurrection de ses chers fantômes. L’Histoire d’un retour, c’est donc en réalité l’histoire d’un spectre, d’un inconscient qui ne peut s’exprimer qu’à travers les actes manqués : celui de l’auteur soi-disant hanté d’images fantômes et celui du lecteur dont le désir est de revivre l’expérience de la lecture jacobsienne tout en la sachant perdue.
L’épisode du vagabond se clôt de manière tout à fait exemplaire sur une véritable « séquence fantôme » qui illustre définitivement toute la démarche retorse de Ted Benoit. Avant de se quitter, Mortimer et le clochard se serrent la main. La case est mise en valeur par sa taille et par sa place dans la bande au centre de la planche. L’œil est inévitablement attiré vers elle en même temps qu’elle s’impose avec puissance et étrangeté à la mémoire collective des lecteurs de « Blake et Mortimer ». Car ce que le lecteur a sous les yeux, c’est la « séquence fantôme » d’une image d’Epinal bien connue des fans de la série : une esquisse dans laquelle on voit les deux héros s’accoler et se serrer cordialement la main. Il n’est dès lors plus possible de penser à un simple accident inconscient, ni même d’envisager le faux Blake sous l’angle de l’anecdote. Ici, le mythe « Blake et Mortimer » est volontairement écarté de son piédestal, de la même façon que l’image était ternie lors de la révélation de la traîtrise de Blake. Au lieu de l’amitié basée sur la noblesse, l’estime réciproque, l’expérience vécue l’un aux côtés de l’autre, au lieu de cet idéal de virilité aventureuse qui en a fait rêver tant, on se trouve ici face à un Mortimer infidèle, qui accorde les mêmes faveurs à un vulgaire vagabond (rencontré seulement quelques heures plus tôt, en plus), sous prétexte qu’il offre en apparence les mêmes valeurs ! Mais, on n’a cessé de le rappeler, tout n’est justement qu’apparence : le clochard a l’air de Blake mais ne l’est pas, tout comme L’Affaire Francis Blake ressemble à une « aventure de Blake et Mortimer » tout en en étant pas une. L’idée de la déchéance est très forte ici, tant le statut social du clochard contamine l’image des héros de la série. Benoit impose ici un traitement au mythe qui le réduit effectivement à un fantôme, un paria, un clandestin[5] dans le récit qu’il anime. Comme le vagabond, Mortimer n’a plus sa place dans la société, et du même coup, métaphoriquement, le mythe de la série de Jacobs n’entre plus lui-même qu’à la dérobée dans L’Affaire Francis Blake. Le lecteur s’attendait à voir se réunir ses deux héros préférés, il n’en voit au contraire que l’ombre, une rencontre impossible, un travestissement dérisoire. Et il ne s’agit pas seulement d’une image d’Epinal pastichée dans laquelle un vagabond s’est substitué à Blake : il n’y a plus accolade, les deux personnages se sont éloignés l’un de l’autre, comme si une translation s’était effectuée dans le dessin. On retrouve en effet strictement la même posture dans les deux images, mais un vide sépare désormais les deux hommes.  C’est le fossé entre le phantasme et la réalité. C’est l’éloignement du mythe. En imposant la comparaison, Ted Benoit montre avec ironie et mélancolie ce qu’il reste de Blake et Mortimer, et le lecteur est mis face à l’incohérence de ses exigences : vouloir renouer avec l’alchimie d’un autre temps, c’est ne plus la trouver à sa place, c’est la transformer, c’est risquer de la déposséder d’elle-même.
Cet écart entre Mortimer et le faux Blake, c’est donc un trou entre l’imaginaire de Jacobs et celui que cherche à imposer la reprise, c’est une béance qui renvoie à son impossibilité, c’est une fracture dans la continuité de la série, parfaitement représentée ici. En figurant métaphoriquement ce décalage, Ted Benoit rend transparent le paradoxe de la reprise, comme si « à défaut de pouvoir jamais dire la vérité du mythe ‘‘Blake et Mortimer’’, on dira jusqu’au bout ce qui empêche de la dire »[6].
à suivre...
 


[1] Op. cit. page 9.
[2] Celui-ci est malgré tout bien présent, car les deux auteurs de L’Histoire d’un Retour écrivent aussi plus tard : « Ce qui touche le plus [Ted Benoit], c’est d’avoir régulièrement buté sur des points communs, parfois d’ordre quasi psychanalytique, qui le lient contre toute attente à Jacobs ». Op. cit. page 16
[3] On sait que Ted Benoit ne se contente pas de faire un dessin rentrant dans le champ de la case, mais que souvent il dessine aussi le hors-champ pour que « l’image se tienne ».
[4] Op. cit. page 87.
[5] Le motif de la clandestinité apparaît ici à travers le voyage en train dans un wagon de marchandises, mais rappelle aussi par ailleurs les références à Tintin en Amérique et L’Île Noire.
[6] On se plaît ici à détourner la dernière phrase de la « Lecture d’un aveu de Rousseau » écrite par Philippe Lejeune à propos de l’auteur des Confessions. Il n’y évidemment pas grand rapport entre le philosophe des Lumières et Blake et Mortimer, si ce n’est la volonté de délivrer un message de désillusion sans l’énoncer autrement que sous le couvert de l’énigme. La phrase originale est : « à défaut de pouvoir jamais dire la vérité du désir, on dira jusqu’au bout ce qui empêche de la dire ». (page 85, in Le Pacte Autobiographique – éditions du Seuil, 1975) 
 
 
 


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